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ONU et mercenaires russes en Centrafrique : le pacte du silence ?

Publié le mardi 13 avril 2021  |  Corbeau News Centrafrique
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© AFP par FLORENT VERGNES
Un membre de l`unité de protection rapprochée du président de la République centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, composée d`agents de l`entreprise de sécurité privée russe Sewa Security, à Berengo le 4 août 2018.
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Alors que la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a enquêté sur une frappe aérienne de l’armée française au début de l’année et a conclu à une bavure[1], la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) reste étrangement sourde et aveugle aux agissements douteux de la société de mercenariat russe Wagner depuis plusieurs années[2].



Depuis la visite du président Faustin Archange Touadéra en Russie en 2017, la coopération entre le gouvernement centrafricain et la Fédération de Russie s’est rapidement développée[3]. Cette coopération a été nouée au plus haut niveau du gouvernement centrafricain et a commencé dans le domaine sécuritaire avec un appui à la formation des militaires (les FACA) par la société Wagner. Cette entrée sur la scène centrafricaine était d’emblée problématique. D’une part, cette compagnie de mercenariat, déjà connue en Ukraine et en Syrie comme un faux nez du pouvoir russe, prenait pied dans ce pays sans Etat qu’est la Centrafrique en tant que prestataire de sécurité et en dissimulant sa véritable identité derrière des sociétés-écrans créées localement (Sewa Security Services et Lobaye Invest). D’autre part, elle dupliquait l’action de l’Union Européenne (UE) qui formait déjà les FACA mais sans armes, à la grande frustration du gouvernement centrafricain.

En trois ans, cette entreprise de mercenariat est passée de la formation au combat et a contredit, entravé et violé le mandat des Nations Unies en Centrafrique dans le silence le plus total de la MINUSCA.

Violations de l’embargo sur les armes

Afin de former les FACA dans l’ancienne résidence de Bokassa transformée en base d’entraînement, la Russie a demandé et bénéficié en 2017 d’une exemption à l’embargo sur les armes décrétée par le Conseil de Sécurité depuis 2013[4]. Mais elle n’a pas souvent respecté le délai de déclaration des transferts d’armes et a parfois pris son temps pour autoriser les inspections onusiennes. En 2018, la confrontation entre gangs armés et forces gouvernementales/MINUSCA au grand marché de Bangui aurait donné aux instructeurs russes l’occasion d’accompagner les forces gouvernementales au feu mais la MINUSCA, qui était déjà embarrassée par les dommages collatéraux de cette confrontation,[5] n’en a pas parlé.

En octobre 2020, la Russie a offert aux FACA des armements lourds (notamment des véhicules blindés) qui n’ont pas été enregistrés dans les stocks de l’armée[6]. Mais fin décembre 2020, en raison de la menace d’une nouvelle rébellion qui s’approchait de Bangui (la Coalition des Patriotes Centrafricains, CPC), elle a dû faire un saut qualitatif en organisant en urgence une véritable opération militaire. Tandis que le Rwanda envoyait officiellement des soldats au secours du régime de Touadéra, la Russie a déployé des hélicoptères et 300 « instructeurs » qui, à l’inverse des Rwandais, ne portaient pas l’uniforme de leur pays. Ces « instructeurs privés » ont joué un rôle-clé dans le sauvetage du régime puis la contre-offensive contre la CPC orchestrée avec les FACA et qui est toujours en cours.

Ce déploiement militaire important qui violait l’embargo onusien a valu à la Russie un rappel à l’ordre de certains membres du Conseil de Sécurité. Celle-ci a annoncé le retrait de ses hélicoptères et de ses « instructeurs » et insiste sur leur rôle d’encadrement des FACA. Mais le 13 janvier 2021, lors de l’attaque de la capitale par la CPC, des témoins ont rapporté avoir assisté à des combats entre les rebelles et les FACA accompagnés des « instructeurs » russes et des casques bleus de la MINUSCA[7]. De même, trois mois plus tard, le retrait russe ne semble toujours pas effectif et le chiffre de 300 annoncé par la diplomatie russe paraît largement sous-estimé.

Appuyant les demandes répétées du gouvernement centrafricain pour la levée de l’embargo sur les armes,[8] le gouvernement russe par l’intermédiaire de Wagner a fait plus que tester les limites de cet embargo : il les a franchies parfois et les a franchement violées avec l’opération de sauvetage du régime centrafricain.

Violences contre la population

Alors que la protection de la population constitue la tâche la plus importante de la MINUSCA, celle-ci ignore les violences commises par les mercenaires russes contre des civils. Outre le mystérieux assassinat de trois journalistes russes en 2018 venus enquêter sur Wagner[9], les instructeurs déployés pour encadrer les FACA dans des villes de province où se trouvent des bases de la MINUSCA commettent des abus sexuels bien connus des communautés locales mais apparemment ignorés par la MINUSCA. Et cela bien que casques bleus et instructeurs russes résident souvent dans les mêmes villes. Jusqu’à présent la seule indication d’une enquête de la MINUSCA sur les violences commises par les Russes concerne le cas d’un Centrafricain qui a été torturé à Bambari en 2019[10]. Au début de cette année, l’opération militaire contre la CPC aurait fait de nombreuses victimes civiles, notamment dans une mosquée de Bambari en février de cette année, dont les images ont largement circulé sur les réseaux sociaux[11]. Mais là encore la MINUSCA a opté pour le silence[12].

Interférences dans le processus de paix

Alors que l’appui au processus de paix est la seconde tâche la plus importante de la MINUSCA, les interférences russes dans ce processus ont été rapides, importantes et complètement passées sous silence.

En formant l’armée centrafricaine, la société de mercenariat russe s’est invitée dans la réforme du secteur de sécurité que pilotait la MINUSCA. En 2017, cette dernière a élaboré avec le gouvernement centrafricain la « Stratégie nationale de la réforme du secteur de la sécurité : 2017-2021 ». Dès le début de la formation russe des FACA, le problème a été de coordonner cette action avec celle de l’UE et de l’intégrer dans le plan de réforme du secteur de sécurité supervisé par la MINUSCA.

Bien qu’arrivés en Centrafrique dans le cadre d’un accord avec le président, les émissaires de Wagner ont tout de suite noué des relations avec les groupes armés. En 2018, un de leurs convois en provenance du Soudan est ainsi passé par les villes de Birao, Ndélé, Kaga Bandoro et Bria – toutes villes alors contrôlées par des groupes armés.[13] Outre le palais de Berengo situé dans l’Ouest centrafricain et transformé en base d’entraînement, les mercenaires russes se sont aussi implantés à l’Est, dans la préfecture de la Haute-Kotto qui avait alors la double caractéristique d’être une zone diamantifère et d’être complètement sous le contrôle des groupes armés. Pour les Russes, l’année 2018 a été celle de la reconnaissance du terrain et des premiers contacts avec les nombreux seigneurs de guerre. Connus de la MINUSCA qui grâce à ses bases en province suivait leurs mouvements, ces multiples contacts doublaient et finirent par prendre de court la mission de l’Union Africaine (UA) officiellement mandatée comme médiateur entre le gouvernement et les groupes armés. En effet, à la fin août 2018, la Fédération de Russie et la République du Soudan initièrent une réunion avec des leaders de groupes armés à Khartoum qui aboutit à une « déclaration d’entente »[14] court-circuitant la médiation de l’UA. Après de discrètes pressions diplomatiques, les deux processus de paix concurrents ont fini par se rejoindre pour donner naissance à l’accord de Khartoum signé le 6 février 2019. Dans les coulisses, la Russie a été le parrain secret de cet accord. Bien qu’officiellement parrainée par l’UA, cette négociation n’aurait pas été possible sans le gouvernement soudanais qui a été le paravent de la Russie en accueillant les négociations et sans les « motivations » financières des signataires par la Russie. Compte-tenu des conditions de naissance de cet accord, le responsable de la MINUSCA à l’époque a pris soin de ne pas le parapher, à l’inverse de l’UA et de la CEEAC qui en sont les garants officiels. Cette prudence initiale n’a toutefois pas changé grand-chose en ce qui concerne l’engagement de l’ONU : le G5 (dont l’ONU fait partie) a basé toute son action depuis deux ans sur cet accord de paix dont la Russie a été l’initiateur secret et qui reste pour l’ONU « le point de référence essentiel »[15].

Progressivement, bien avant le début officiel de la campagne électorale en 2020, les réseaux sociaux et certains médias sont devenus les porte-voix de fake news, d’une propagande pro-russe et de discours de haine en Centrafrique qui ont contribué à la montée des tensions préélectorales[16]. Alors que cette rhétorique déstabilisatrice ciblait quotidiennement l’ONU, la MINUSCA qui est censée « prévenir et surveiller les discours de haine et d’incitation à la violence » n’a jamais mentionné l’implication de la Russie dans les médias et les réseaux sociaux centrafricains bien qu’une équipe d’experts en communication ait été mise à disposition de la présidence et qu’une radio ait été créée à Bangui à l’instigation des Russes[17]. Dans un rapport de la MINUSCA publié en décembre 2020 sur l’incitation à la haine et à la violence en République centrafricaine de 2017 à 2019, pas un mot ne concerne les militants du numérique qui défendent l’action russe en Centrafrique et dénigrent toute autre initiative, notamment celles de l’opposition démocratique[18]. Le même mois, Facebook identifiait et supprimait des faux comptes en attribuant leur paternité à la fois à la Russie et à la France[19]. Bien qu’évidentes et dangereuses dans le contexte électoral, ces manœuvres de désinformation ont aussi été ignorées par la MINUSCA.

Gouvernance économique

Enfin alors que la gouvernance et la situation socioéconomique sont suivies par la MINUSCA qui les évoque régulièrement dans ses rapports, celle-ci n’a jamais mentionné le développement d’intérêts économiques russes dans des zones sous contrôle des groupes armés. Pourtant dès 2017 a été créée la société Lobaye Invest qui a été dirigée par Yevgeniy Khodotov et a obtenu du gouvernement des droits miniers dans plusieurs régions en 2018 et 2019, dont certaines étaient sous le contrôle des groupes armés[20]. Il en va ainsi de la plus grande mine d’or connue en RCA, la mine de Ndassima sous contrôle de groupes armés mais dont les droits attribués à Axmin avant le conflit ont été réattribués à la très mystérieuse compagnie Midas Resources en 2020. Le développement des intérêts économiques russes dans des zones sensibles a donc été aussi ignoré.

Le sens du silence

Il n’est pas inhabituel que les missions de maintien de la paix des Nations Unies n’appliquent pas leur mandat et mentent par omission[21]. L’important est de comprendre pourquoi. Lors de l’arrivée de Wagner en RCA, le leadership de la MINUSCA a opté pour un « accompagnement pragmatique ». Prenant acte de l’exemption à l’embargo, il s’est efforcé d’accompagner son installation en acceptant d’emblée l’explication officielle selon laquelle il s’agissait simplement d’une entreprise privée employée par le gouvernement centrafricain et que critiquer ce choix serait de l’ingérence. Cet argumentaire permettait à la fois de suivre la ligne du Conseil de Sécurité, de ne pas s’interroger sur la nature et les intentions de ce nouvel acteur et d’essayer « d’harmoniser les approches », notamment pour réopérationnaliser les FACA. Ainsi, le leadership onusien en Centrafrique a insisté pour que les Russes soient intégrés dans les discussions avec les attachés de défense des ambassades et reprend toujours l’argumentaire officiel quand il est interrogé sur l’action russe en RCA. Outre cette stratégie d’accompagnement, le souci de ne pas embarrasser un membre du Conseil de Sécurité, qui pourrait gêner la MINUSCA et le déroulement de carrière de certains à l’ONU, a joué un rôle dans son silence diplomatique.

Depuis trois ans, le leadership de l’ONU en général et de la MINUSCA en particulier n’a rien dit, ni sur les violations de l’embargo, ni sur les violations des droits de l’Homme, ni sur les interférences dans le processus de paix. Alors que l’influence russe politique, économique et sécuritaire n’a cessé de croître en Centrafrique depuis 2017, ce fait est passé sous silence dans les rapports du Représentant Spécial du Secrétaire Général. Mais depuis l’offensive centrafricano-russo-rwandaise contre la CPC, le narratif russe sur le rôle non-combattant des « instructeurs » et l’absence de lien entre eux et les autorités russes deviennent de moins en moins vraisemblables[22]. Plus ce narratif perd en crédibilité plus le silence de la MINUSCA sur les agissements des « instructeurs » russes devient assourdissant. Les voix onusiennes dissonantes qui s’élèvent[23], les sanctions américaines qui dénoncent Lobaye Invest comme le faux nez centrafricain de Wagner[24], le saut qualitatif de l’engagement armé russe que constitue l’opération anti-CPC et la proximité opérationnelle potentiellement compromettante entre les casques bleus et les « instructeurs » russes face à la CPC, tout cela rend la stratégie d’accompagnement et le silence de la MINUSCA de plus en plus problématiques.

Anticipant des révélations gênantes sur ce prestataire de sécurité[25], depuis quelques semaines la MINUSCA semble prendre ses distances vis-à-vis de ce « partenaire privé du gouvernement centrafricain » dont on ne parle jamais mais qui est partout[26]. De retour de Moscou, le responsable de la MINUSCA vient d’annoncer une enquête sur les éventuelles exactions des mercenaires russes[27]. Après trois ans de cécité et de silence, la MINUSCA va-t-elle retrouver la vue et la parole ? Cette enquête est probablement la dernière opportunité pour sauver la crédibilité de l’ONU en Centrafrique
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