Fonctionnaires et parallèlement cultivateurs, chasseurs, ou encore soudeurs: au fil des décennies de crises et de troubles, les agents de l’Etat centrafricain ont été contraints d’imaginer un nouveau modèle économique pour survivre, quitte à oublier parfois leur mission.
"Chaque matin, il y a des dizaines de revendeuses qui passent chez moi pour acheter la salade, les choux, les tomates, le persil, en tout cas tout ce qui entre dans la préparation des crudités et autres repas. C’est mieux que rien", raconte à l’AFP Claude Déba, informaticien dans un département ministériel et maraîcher pour nourrir sa famille à Bangui.
Dans la capitale, qui reste meurtrie par les tueries intercommunautaires de 2013-2014, les fragiles institutions de transition tentent, avec l’aide de la communauté internationale, de remettre sur pied une administration en lambeaux.
Cadre au ministère des Finances, Jean-Robert Ketté, s’est lancé dans les débits de boissons. "Je détiens une licence de vente de boissons. Faute de moyens, je loue à ceux qui le peuvent et cela me rapporte de quoi subsister en attendant le +sim+ (salaire)".
Devant le cumul des arriérés de salaires, de nombreux fonctionnaires s’activent ainsi dans la "débrouillardise" dans le privé. Tous les secteurs sont concernés: petit commerce, chasse, culture, vente de cartes téléphoniques, bars-dancing, fabrication de meubles...
- Dérives absentéistes -
"C’est depuis les mutineries de 1996-1997 que m’est venue l’idée de me lancer dans les plantations d’igname et d’ananas vers Sékia (près de Bangui). Et quand la crise s’est installée, je me suis retiré dans ma plantation. Mes deux épouses et les enfants sortent les produits sur les marchés et nous arrivons à tenir le coup", affirme Gaston Mendo, technicien au ministère de l’Agriculture.
Avec les mutineries, rébellions, coups d’Etat qui jalonnent l’histoire de la Centrafrique depuis son indépendance et qui chaque fois désorganisent un peu plus les services de l’Etat, "les gens ont compris que les possibilités d’avoir un peu d’argent ne se trouvent pas forcément dans un bureau", rappelle Eloge Ngaïté, sociologue.
"Bien avant les mutineries à répétition de 96-97, quelques fonctionnaires avaient cerné la nécessité de faire quelque chose, hormis la fonction publique. Mais c’était un nombre infime. Avec les cumuls des arriérés nés des crises récurrentes, tout le monde s’y est mis. C’est bien ce qu’ils font, mais les conséquences sont désastreuses pour l’Etat qui les emploie", souligne-t-il.
Certains agents de l’Etat se concentrent en effet sur leurs activités privées, abandonnant parfois leur mission de fonctionnaire, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé, pourtant vitaux.
- ’Qui paie commande’ -
"On n’a pas le choix. Vous imaginez qu’un médecin touche trois, voire quatre fois moins que ses collègues des pays voisins. Et si une clinique peut l’aider à joindre les deux bouts, le choix est clair", explique un médecin du secteur public qui a requis l’anonymat.
Dans le service où il officie, les patients viennent tôt, vers cinq heures (04H00 GMT), pour occuper les bancs et espérer être reçus dans les deux premières heures qui suivent son entrée au cabinet. Et ceci, avant qu’il ne se rende à la clinique pour le restant de la journée.
"Parfois nous arrivons tôt pour y rester jusqu’à la fin de l’heure sans être reçus. Et il faudra s’armer de patience pour revenir le jour suivant avec l’espoir de le rencontrer ", dit Paterne, un élève qui souffre depuis octobre d’une fracture de la jambe gauche mal soignée.
Il en va de même dans l’éducation. "Je bosse dans un lycée privé le matin de 7H30 à 13H00 et l’après-midi je vais dans un établissement public de 15 à 17H00. On ne peut pas faire autrement. Qui paie commande. Ceux qui attendent seulement ce que verse l’Etat tirent le diable par la queue", affirme Jules-César Mangué, professeur de lycée.
"C’est un très bon professeur", dit une de ses élèves du public, Anne Mbiki. "Malheureusement, il n’enseigne que deux heures par semaine dans notre classe".