Bangui, ville sans visage, s’ingénie à vivre sa vie, s’efforce de retrouver son visage humain, cordial, son caractère humoristique, ironique et son auto-dérision contre la peur. Le banguissois refuse de fléchir, de succomber. Il tutoie le malheur qui l’entoure grâce à la boisson alcoolisée, sa seule consolation pour se maintenir. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de le voir « siffler » la bière, déguster le kangoya (boisson locale à base de la sève du palmier), déglutir le ngouli, son eau de vie préférée. Véritablement, il ne vit pas, il est mort mais flirte cette vie grâce à la petite dose de l’ambiance, de distraction qu’il s’injecte.
Mais le chômage, la faim, la pauvreté ont livré les populations à la haine, à la jalousie. Les événements dramatiques ont opposé les habitants de Bangui pourtant toujours joyeux de manifester leur joie ensemble dans la commémoration des fêtes. Le vivre ensemble fracturé, désarticulé, s’est évaporé.
Dans cette peinture digne d’un roman, d’un monde abstrait, Bangui survit, Bangui respire, Bangui ne veut pas sombrer. Les habitants, insouciants de leur propre sort, ne baissent pas la tête. Au « Comment ça va », la réponse indubitable résonne comme une mélodie pathétique et fataliste : « On se maintient ». Il faut se maintenir, s’accrocher tant bien que mal dans cette jungle urbaine où sifflent encore des balles, où des braqueurs, de petits bandits, des gueux à la recherche de l’argent pour leur tramadol, dépouillent les piétons pour de pacotilles, tuent les motocyclistes à visage découvert au nom des anti-balles AK impunis.
Toutefois, le banguissois ne se plaint pas. Chaque jour qui passe, Bangui doit vivre, ouvrir les yeux, espérer et sourire. Mais les groupes armés incultes qui ne transigent pas, entravent son mouvement, son espérance par de interventions intempestives, nocives et souvent meurtrières. « Si l’on s’oppose, on est cuit. Les malfaiteurs ou les bourreaux ne négocient pas. Mais il faut vivre, car le curseur de la vie ne s’arrête pas », susurre un banguissois.
Qui a peur ne sort pas. Qui a peur ne doit pas sortir. Il faut sortir, trouver à nourrir les siens. Celui qui a peur, meurt de faim. « Tu as peur, tu mourras quand même d’une balle perdue, s’il en est ainsi », affirme un habitant du 5ème arrondissement, fidèle au déterminisme. Que faire ! La faim comme les cartouches d’un fusil ne choisit pas sa cible. Alors le banguissois et surtout la banguissoise n’a peur de rien. Elle brave la peur, traverse la ville malgré les dangers permanents, s’en va au marché, à la plantation pour ramener des vivres. Les « pousseurs», derrière leur pousse-pousse débordé de bois de chauffe, de quelques fruits et légumes, ne laissent pas non plus leur courage frémir ou chanceler.
De leur côté, les taximen trompent leur effroi en s’arrêtant, courageusement devant un passager, la nuit. Ces taxis sont si souvent arrêtés fouillés, braqués pour leurs maigres recettes. Leur présence anime la ville. A Bangui, tant que le taxi circule, la vie va. Le taxi est signe de résurrection. Il rassure. Mais certains habitants ont réappris à marcher à pieds, le « cum pedibus » permanent ou le « bus onze ».
Le décor de la ville de Bangui tourne également autour des parades de quelques blindés, jeeps ou camions de transports de troupes des forces internationales Minusca, sangaris, Eufor, la gendarmerie qui passent et repassent, se déploient et surveillent…
Aux extrémités de Bangui, à Bégoua au nord (PK12), à Bimbo au sud, au quartier Ouango à l’est, les banguissois peinent à vaquer à leurs occupations quotidiennes : les uns sur les routes à pieds, à bicyclettes, les autres dans leur pirogue. Au PK12, le centre névralgique économique, une espèce de « Min de Rungis » de Bangui, où étaient échoués les musulmans candidats au retour dans le nord et le nord-ouest du pays, les taxis-brousse et motos-taxis, au départ ou à l’arrivée de Damara, de Sibut, de Boali, Bossembélé et Yaloké débordésde passagers ou de produits alimentaires animent les piétons par leur klaxon assourdissant pour trouver un passage ou un lieu de stationnement.La sécurité et le confort importent peu dans ces véhicules surannés, « tropicalisés », c’est-à-dire réduits aux seuls organes nécessaires et vitaux. Dans ce contexte, les petits commerçants, encore courageux s’activent pour délivrer Bangui de la famine. Ils sillonnent ainsi les villages insécurisés pour la survie du citadin banguissois.
Ceux de Bimbo, autre banlieue de Bangui, rejoignent Bobangui, Mbaïki à la recherche des produits alimentaires des forêts. Des « pousse-pousse », chargés de fagots ou bois de chauffe, s’extirpent péniblement de la foule des piétons sur la chaussée pour converger vers les marchés environnants.
Le soir arrive. La lumière du jour se dégrade. Les cumulonimbus vespéraux tentent une dernière fois d’avaler les rayons du soleil. Puis la nuit tropicale tombe, s’épaissit sur Bangui en cette saison sèche où la ville est régulièrement enveloppée dans un drap de brouillard larmoyant. Insouciante, la ville continue de vivre ce dernier instant de lueur. Il faut vite regagner son quartier. Car Bangui n’est plus cette ville où l’on rencontrait à des heures avancées de la nuit les noctambules, des étrangers à leur quartier. Il faut s’activer, prendre un taxi, un minibus, un taxi-moto pour rentrer, pour se rapprocher de chez soi, de son quartier, de sa tanière. La sécurité personnelle en dépend.
Au-delà de ces vicissitudes, la ville entreprend d’offrir, chaque jour davantage, un visage enthousiaste, et masquer ainsi les stigmates indélébiles de la souffrance inscrits sur les maisons et les immeubles du centre-ville. Cette marche inlassable vers le sourire s’appelle, l’ambiance : « Centrafrique, c’est l’ambiance » l’avait chanté un artiste africain.
Dans ce dépotoir, (le mot est peut-être fort), le pouvoir de transition ferme les yeux, bouche le nez. Les odeurs nauséabondes qui envahissent la ville, ne semblent pas éveiller, activer son nerf olfactif. Il vit à Bangui mais est éloigné des préoccupations de ces concitoyens. Il est anosmique, agueusique, aveugle. Il ne ressent pas « la souffrance nationale » de la population qui se traduit par la détresse, la famine, la maladie, le manque d’éducation des jeunes, l’enrôlement des enfants dans les groupes armés, l’augmentation du nombre des malnutris, le chômage, la destruction du tissu socio-économique. Le cri prémonitoire de l’un des anciens présidents résonne encore dans la pensée des centrafricains comme le linga dont le message codé est retransmis de village en village : « Nzara a yéké ga. Kwa a yéké kwi », entendez littérairement, « la famine s’installera, puis s’en suivra la mort». La famine s’est installée. La maladie et la mort aussi. Dans le pays, elles ne sont plus des chimères mais des réalités qu’ignorent immanquablement madame Samba Panza Mame Randatou la Fée et son équipe.
Bangui où nichent nos politiques
Les politiques se succèdent au pouvoir et se ressemblent tous dans leurs échecs, leur nombrilisme narcissique et leur clientélisme ethnique. Menteurs, ils multiplient les discours vaseux, les phrases fécondes et sibyllines, les langues de bois des politicards pour conquérir le cœur des populations, accéder au pouvoir et s’y cramponner le plus longtemps possible. Aucun programme de développement ne voit le jour ; aucune priorité nationale. Le peuple s’écroule sous les promesses utopiques jamais réalisées. A présent, le peuple est foulé aux pieds dans cette poussière latéritique, souillé, vilipendé, taxé de tous les maux. « Si rien ne marche, c’est la faute du peuple qui n’obéit pas ». Leur enfer, c’est le peuple, dès la sortie des urnes. Non, l’enfer, c’est vous, les politiques, les politicards. Et pourtant, le peuple reste roi, et souverain. Et pourtant, le peuple est Dieu, dépositaire du pouvoir.
Ici et maintenant, le pouvoir, en maraudeur, continue sans vergogne de pratiquer le détournement public, de gaspiller les ressources du pays en organisant l’anarchie, les circuits parallèles des prédateurs, des malfrats et de petits profiteurs se fertilisent. La corruption, dans ce climat, s’apparente à un sport allégeant des maillons du pouvoir. Tout cela participe de l’anarchie ascendante, de la culture de l’impunité, de l’existence des ennemis de la loi.
La transition nage dans une richesse, au niveau du Centrafricain, insolente, et paradoxalement, dans les immondices de Bangui. Pendant ce temps le bas peuple, vulnérable, attendri, lassé rend son dernier souffle sans ébranler la compassion de madame Samba Panza Mame Randatou la Fée, qui, éperdument, se bat pour transformer la transition en transition 1, 2, 3 et indéfiniment.
Pendant ce temps, les ennemis d’hier s’accordent pour s’amnistier, poser des conditions de paix qu’ils ont eux-mêmes inhumées. Pendant ce temps, ils décident de ce que le centrafricain et la transition doivent faire pour leur retour. Pendant ce temps, ces mêmes « ennemis-amis » circulent sans être inquiétés par les poursuites de la Cour Pénale Internationale (CPI). Ils refusent de comprendre qu’ils sont hors jeu, qu’ils doivent s’attendre à une arrestation. L’exemple de l’ivoirien Laurent Gbagbo, du chef rebelle ougandais de la LRA Dominic Ongwen, du libérien Charles Taylor, du congolais Jean-Pierre Bemba et quatre de ses proches arrêtés ne vient pas lécher ou embraser la pensée de ces manipulateurs, complices et coupables des malheurs du centrafricain. Irrespectueux des morts et des victimes, ils demandent l’amnistie. Quelle amnistie ! Et la mémoire des morts? Des martyrs ? Des Oubliés ? Non ! L’histoire les rappellera toujours. Car l’amnésie est une trahison, une entrave aux traditions qui enseignent que les morts ne sont jamais morts. « Ils sont partis », mais sont toujours présents avec les vivants ; l’amnésie serait la deuxième mort de ces morts, concèdent les poèmes de « l’homme aux cheveux blancs ».
Pendant ce temps, les groupes de pressions insufflent leur idéal, tissent leurs toiles, intensifient et accroissent leurs relations, positionnent leurs potentiels candidats en pôle position, aiguisent leur lobbying en fin stratège, et ce, à l’insu du pauvre centrafricain qui va peut-être se faire piéger.
Aucun politique dans ce pays n’a rendu compte de son bilan. D’ailleurs, ils ne peuvent le faire car ils sont souvent arrivés au pouvoir par les armes, devenus pseudo démocrates, dictateurs et népotistes et sont repartis par la même voie qui les a menés au pouvoir. Ils ont fui et n’ont jamais demandé pardon au peuple.
La barre de la justice de leur pays les attend toujours.
Voilà l’histoire d’un pays sans âme, mal-aimé, mais riche, manipulé impunément par des véreux profiteurs : ses propres fils toujours désunis.