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Marie-Thérèse Keita Bocoum : “En Centrafrique, il ne faut donner aucun répit à l’impunité”
Publié le lundi 20 juillet 2015  |  MondAfrique
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© Xinhua par DR
Mme Marie-Thérèse Keita Bocoum, experte indépendante sur la situation des droits de l’homme des Nations unies
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Experte indépendante sur la situation des droits de l'homme en Centrafrique, Marie-Thérèse Keita Bocoum présentera, en septembre prochain, son dernier rapport au Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Après plusieurs visites dans le pays depuis février 2014, elle constate une amélioration de la situation sécuritaire toutefois liée en grande partie à l'effet dissuasif exercé par les forces internationales. "Les violences peuvent reprendre à la moindre étincelle" note-t-elle. D'après son analyse, la stabilisation du pays dépend en grande partie de la capacité des autorités centrafricaines et de la communauté internationale à mettre en oeuvre un politique efficace de lutte contre l'impunité pour sanctionner les crimes de guerre.

Dans un entretien à Mondafrique, elle fait le point sur la situation des droits de l'homme dans le pays.

Mondafrique. Vous vous êtes rendue à cinq reprises en Centrafrique. Lors de votre première visite en février 2014 quels problèmes majeurs aviez-vous identifiés à l’époque, pratiquement un mois et demi après l’éclatement de la crise ?

Marie-Thérèse Keita-Bocoum. D’abord une forte insécurité. Les milices anti balaka et ex Séléka sévissaient impunément partout dans le pays, accompagnant une forte montée de la délinquance. Tout le monde garde en tête les images terribles de personnes brûlées, découpées qui ont marqué ce conflit du sceau de l’horreur.

Deuxièmement, le pays était confronté à une absence d’autorité de l’Etat sur tout le territoire.

Troisièmement, et c’est aujourd’hui l’un des principaux défis à relever en Centrafrique : la lutte contre l’impunité n'est pas efficace. Je me souviens que lors de ma première visite, les principaux représentants de la justice dans le pays avaient peur d’appréhender les criminels. Les magistrats, trop peu nombreux, n'avait pas d’accès sécurisé au terrain. Les audiences étaient régulièrement interrompues par des casseurs. Or, puisque la magistrature ne pouvait exercer ses fonctions, les délais de détention légaux arrivaient le plus souvent à expiration avant qu’un jugement ait pu être prononcé. Les prisonniers étaient libérés. Sans compter que beaucoup d’entre eux parvenaient à s’échapper. Quand j’ai visité pour la première fois la prison de Ngaragba à Bangui, des détenus se sont évadés sous mes yeux.

Quatrième problème : l’absence de réconciliation. Les tensions socio-politiques ont très rapidement dégénéré vers un conflit intercommunautaire opposant Chrétiens et Musulmans. Cette division a gagné tout le pays où des ghettos se sont formés à l’image du quartier PK5 à Bangui où sont regroupés des populations musulmanes. Ces personnes étaient condamnées à rester cloitrer tandis que les forces françaises de Sangaris et les soldats de la Minusca devaient assurer la sécurité à l’extérieur. Pendant ma mission, il m’est arrivé de passer vers l’aéroport de M’Poko où les deux communautés étaient réunies dans des camps de réfugiés. D’un jour à l’autre, on m’informait que des femmes qui étaient sorties du camp de réfugiés avaient été abattues par les anti-Balaka. Bref, le tissu social était totalement détruit.

Mondafrique. Votre dernière visite remonte à fin juin 2015. Quelles évolutions avez-vous constatées depuis ?

M-T.K.B. L'insécurité a beaucoup baissé malgré une délinquence encore forte et une situation humanitaire très dégradée. Le nombre de déplacés a également diminué. Il est passé de 900 000 à 400 000 dans le pays et de 60 000 à 18 000 à Bangui. Nombre d'entre eux reviennent mais n’ont plus d’endroit où se loger ou craignent de revenir dans des quartiers d’où ils ont été chassés. Le quartier du PK5, enclave musulmane dans Bangui, recommence à vivre. Même s'il y a encore un manque de confiance, les communautés commencent à reprendre le dialogue dans certaines localités du pays.

Mondafrique. Vous parlez de la lutte contre l’impunité comme d’un défi primordial. N’y a-t-il pas cependant un risque d’alimenter les rancoeurs entre les parties adverses et d’entrer dans un cycle de revanche ? Comment concilier lutte contre l’impunité et stabilisation du pays ?

M-T.K.B. Il n’y a jamais eu de stabilisation dans les pays africains où la lutte contre l’impunité a échoué. La crise centrafricaine tire ses origines de plusieurs décennies de frustration, de discriminations, de mauvaise gouvernance et d’impunité. De nombreux forums de réconciliation ont eu lieu appuyés par plusieurs processus de DDR qui ont tous ont échoué. L’une des raisons principales de cet échec tient au fait que les gens continuaient à commettre des crimes sans être sanctionnés. Il ne faut donner aucun répit à l’impunité. Les coupables des crimes de droit international doivent pouvoir être poursuivis. S’ils sont jugés coupables, ils ne doivent plus participer aux activités politiques et socio-économiques du pays comme ce fut le cas dans le passé. Sinon, les victimes ont le sentiment de ne pas être prise en compte. Et cette crise a fait tant de victimes que ne pas aborder la question du respect des droits de l’homme reviendrait à semer les germes d’un nouveau conflit.

Mondafrique. Les autorités centrafricaines ont annoncé la création d'une Cour pénale spéciale (CPS) chargée d’enquêter, poursuivre et juger les violations graves des droits humains. Quel sera vraiment sont rôle ?

M-T.K.B. La compétence de la CPS sera de juger les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les génocides. Elle aura la particularité d'être composée de juges nationaux et internationaux. C'est la première fois qu' une telle institution est mise en place dans ce pays et la première fois que ce type de crimes y seront jugés. C'est un pas en avant qui devrait permettre de situer les responsabilités, rendre justice et protéger les victimes et les témoins. Le principal problème est que le pays n'a pas les moyens d'assurer sa mise en place. Il faut donc trouver vite des financements extérieurs.

Mondafrique. Le pays reste le théâtre d’importantes démonstrations de violences. On pense notamment aux tirs qui ont éclaté devant l’Assemblée nationale lors de la cérémonie de cloture du forum de Bangui en mars dernier. La situation ne demeure-t-elle pas très fragile ?

M-T.K.B. C’est évident. Aujourd’hui, même si l’on constate une amélioration de la situation sécuritaire, celle-ci est essentiellement liée à l’effet dissuasif des forces internationales. La sécurité, la paix, ne sont pas encore vraiment ancrées dans l’esprit des gens. Si demain on retire les forces internationales, les violences peuvent reprendre à la moindre étincelle. La situation reste très fragile et il y a encore de nombreux abus. Par exemple des déplacés centrafricains au Cameroun, au Congo ou au Tchad qui souhaitent rentré se voient souvent retiré déchirés leurs papiers à la frontière avant d’être déchirés. C’est un problème qui risque d’entacher le processus électoral.

Les progrès sont toujours assortis d’un « mais ». L’école primaire a repris dans plusieurs zones du pays mais pas le secondaire Les hôpitaux du quartier PK5 ont repris leurs activités mais si une personne a besoin de chirurgie elle ne peut pas sortir pour se faire soigner dans un établissement spécialisé et reste confinée. On perçoit une timide reprise du dialogue entre les communautés comme dans la ville de Boda par exemple mais les minorités dans les enclaves subissent des violences. Dans les corridors de transhumance par exemple, des peuls sont soupçonnés de commettre des violences contre les populations sédentaires.

Mondafrique. La question de la ciruculation des armes est au cœur du problème centrafricain. Si certaines milices sont cantonnées, leur désarmement n'est pas encore effectif et de nombreux civils circulent aussi armés.

M-T.K.B. Le processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) n'a pas encore commencé. Ce qui est envisagé, c'est le lancement d'un pré-DDR, partiel, avant les élections. Il doit avoir pour objectif de satifaire les ex combattants et de rassurer la population avant le scrutin.

Mondafrique. Les forces internationales présentes sur le terrain font face à des actes de défiance de la part de la population. Des erreurs n'ont-elles pas été commises, notamment concernant les différences de traitements réservés au Séléka et aux anti balaka ?

M-T.K.B. La première fois que je me suis rendue en Centrafrique, les forces internationales commençaient tout juste à travailler. Quand j’y suis retournée, j’ai clairement constaté une différence. Le rôle de stabilisation qu’elles ont joué a permis notamment de relancer l’activité économique qui était tombée à plat. Une grande partie du commerce conventionnel et paralèlle était entre les des musulmans qui ne cessaient de fuir jusqu'à l'arrivée des forces internationales.

Le conflit avait par ailleurs quasiment stoppé la production agricole et la Centrafrique s’est retrouvée en grande partie alimentée par le Cameroun. Or, c’est la Minusca et la froce Sangaris qui ont permis de sécuriser la route reliant ce pays à Bangui, permettant ainsi une reprise du commerce. Elles ont donc permis en partie de ramener un minimum de liberté de circulation. Auparavant, les populations de certaines zones ne pouvaient plus accéder aux hôpitaux ou aux dispensaires s’ils n’étaient pas de telle ou telle religion.

On compte bien d'autres actions. Quarante femmes peuls séquestrées comme esclaves sexuelles par des anti balaka et portées disparues depuis deux ans ont été libérées par la Minusca.

Ces forces ont par ailleurs contribué à sécuriser des villes de l’intérieur comme Bria où l’administration centrale a pu se redéployer via le retour du préfet par exemple.

Mondafrique. Justement l’Etat qui n'avait quasiment plus aucune emprise sur le territoire reprend-t-il peu à peu ses droits ? Ce redéploiement s’est-il accompagné d’un retour de la justice et de la police qui sont encore aujourd’hui très faibles ?

M-T.K.B. Au niveau administratif, huit préfets ont été réinstallés sur seize et il y a encore très peu de sous préfets. Mais le problème majeur reste effectivement l’état de la justice et celui de la police. Il y a trop peu de magistrats et la plupart n’ont pas encore été redéployés. Or, leur action est capitale notamment pour désengorger les prisons où sont détenues un trop grand nombre de personnes arrêtées pour des délits de droit commun. Le renforcement des capacités dans le domaine de la justice est absolument nécessaire pour assurer la lutte contre l’impunité. Du côté de la police, quelques progrès ont été réalisés à Bangui. Cinq commissariats jusqu’alors occupés par les anti balaka ont été rouverts et les forces de police ont reçu une formation par des instances internationales. Mais le pays a aujourd’hui besoin d’environ 30 000 policiers quand il n’en compte encore que 1500 appuyés par la gendarmerie pour tout le territoire…

Mondafrique. L’affaire des viols d’enfants en Centrafrique jette une ombre sur l’action des forces internationales que ce soit la force Sangaris ou la Minusca et les Nations Unies elles-mêmes qui ont été accusées de vouloir étouffer l’affaire.

M-T.K.B. Les enquêtes sont actuellement en cours, y compris au sein des Nations Unies et il faut attendre les résultats pour se prononcer. Mais il est clair que de tels actes atroces démontrent une défaillance de système qui doit être attaquée de plein front.

Mondafrique. Dans ce contexte encore tendu, les élections législatives et présidentielles qui doivent se tenir le 18 octobre prochain ne sont-elles pas prématurées ?

M-T.K.B. Sur place, bon nombre de mes interlocuteurs m'ont confié que les dates des élections leur semblaient prématurées. Et ce pour de nombreuses raisons. Le processus de recensement accuse beaucoup de retard. La question des déplacés internes et de leur participation aux scrutins reste entière. L'autorité de l'Etat n'a pas encore été suffisamment rétablie dans plusieurs régions et l'administration n'est pas en capacité de surveiller le déroulement des élections. L'insécurité à l'intérieur du pays peut faire craindre des débordements. Par ailleurs, les infrastructures et les moyens financiers à disposition sont insuffisants pour battre campagne. Le scrutin est ensuite prévu pendant la saison des pluies ce qui peut être dissuasif pour de nombreuses personnes. Enfin, il reste l'épineuse du vote des réfugiés sur le territoire et ceux de l'extérieur dont on ne sait pas s'il vont être autorisés à voter. (1)

De toutes parts, les pressions sont fortes pour tenir le calendrier. Apparamment, la Banque Mondiale aurait même annoncé aux autorités qu’elle cesserait tout financement en janvier prochain si les élections n'avaient pas lieu aux dates fixées.

Mondafrique. Pensez-vous qu'il faille tout de même maintenir les scrutins dans ces conditions ?

Il faut essayer de surmonter les obstacles que j'ai évoqué un par un et se préparer pour des élections aux dates indiquées. Mais pour que ces objectifs soient réalisables, il est nécessaire que la communauté internationale finance suffisamment ces scrutins. Si par contre on se rend compte que ces obstacles ne sont pas surmontables à temps, il faut avoir la sagesse de réengager des discussions.
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