Tous les matins, c’est le même rituel. A 7 h 30, Joanick Pango entre dans la petite salle de radiophonie et commence « la ronde ». « India One, pour Charlie Six. Quelle est la situation sécuritaire chez vous ? » « Oscar Kilo, rien à signaler ». Les appels dans les villes alentours se poursuivent, grâce à l’ONG Invisible Children, qui les a équipés de radios hautes fréquences et de téléphones satellites.
Ce réseau d’alerte doit permettre de prévenir en cas d’attaque de l’Armée de résistance du seigneur (LRA). Née en 1980 et dirigée par Joseph Kony, la LRA avait initialement pour but de destituer le président ougandais Yoweri Museveni. Réputée comme l’un des groupes rebelles les plus brutaux du continent, cette milice aurait déjà tué plus de 100 000 personnes ces vingt-cinq dernières années, selon l’ONU.
La menace est omniprésente. « Répondez Bravo Hôtel… India One pour Bravo Hôtel, quelle est votre situation ? » Après plusieurs appels infructueux, la voix de l’opératrice radio grésille faiblement : « On a été attaqués… Par des hommes de LRA… Equipés de tenues militaires, lance-roquettes et AK 47. Ils ont pillé le village et kidnappé trois personnes avant de repartir dans la brousse. »
Joannick demande des précisions, triangule les informations avant de lancer l’alerte dans les villages alentours vers lesquels les assaillants présumés pourraient se diriger. Depuis 2008, les attaques de l’Armée de résistance du seigneur sont quasiment quotidiennes dans cette partie de la Centrafrique. Les rebelles de la LRA se déplacent constamment. Ils se réfugient souvent de l’autre côté de la rivière au Congo voisin, où il est très compliqué de les capturer.
Recherché par la Cour pénale internationale, Joseph Kony est introuvable.« Le groupe est mouvant, difficilement prévisible », confie une source sécuritaire pour expliquer pourquoi personne n’a jamais réussi à attraper le leader sanguinaire, accusé de massacres, enlèvements d’enfants, mutilations, tortures…
Un coup dur à Joseph Kony
Depuis le début de l’année, 217 personnes ont été enlevées ou tués par la LRA en République centrafricaine. C’est plus que sur l’ensemble de l’année 2015. Pourtant, depuis quelque temps, les incursions des rebelles s’étaient faites moins violentes. La désertion de plusieurs hauts responsables a incontestablement porté un coup dur à Joseph Kony, notamment celle de son bras droit Dominic Ongwen, en 2015, qui devrait être jugé par la CPI.
Dans la région d’Obo, les opérations de luttes sont coordonnées par les Américains, appuyés par l’armée ougandaise et une petite section de soldats centrafricains. A Dembia, le village attaqué, les « pertes sont légères ».
Le système d’alerte précoce, mis en place par Invisible Children et Catholic Relief Service (CRS), a porté ses fruits. Il y a plusieurs jours déjà, des chasseurs avaient repéré des rebelles à plusieurs kilomètres et ils ont donné l’alerte. A Dembia, le plan de protection communautaire, un dispositif d’urgence en cas d’attaque était déjà au niveau 3 : « Vigilance extrême ».
Des greniers pour les récoltes
Ce plan de protection a été élaboré par les experts de l’ONG CRS, en collaboration avec la population. « On a établi une cartographie des risques pour chaque village », explique Serge Kabiana, expert en système d’alerte précoce. Il s’agit de repérer les sentiers par lesquels la population peut s’échapper, mais aussi les lieux qui peuvent intéresser la LRA, comme des greniers pour les récoltes, des magasins d’équipements…
Tous ces renseignements sont intégrés dans une carte et permettent d’élaborer un « plan de crise ». Ensuite, des cachettes et des points de rassemblement sont définis par les villageois, ainsi qu’un signal d’alerte (tam-tam, sifflement, cris d’animaux…) Chaque chef de village choisit et communique à ses administrés le signal. Et pour parfaire ce ballet sécuritaire, l’ONG CRS organise des simulations à grande échelle pour que les attaques soient les moins meurtrières possible.
Pour appuyer cette stratégie, les ONG (et les Américains qui financent la lutte contre Joseph Kony) s’appuient aussi sur des radios communautaires. Invisible Children en a quatre, qui diffusent sur la bande FM dans un rayon de 200 km.
A Mboki par exemple, un village durement impacté entre 2009 et 2013 par la LRA, la radio Ani Dusa diffuse en continu des programmes éducatifs et de prévention contre la LRA. « Avant d’avoir cette radio, nous avons beaucoup souffert. Quand il y avait une information, il fallait crier partout dans le village, courir dans tous les sens. Maintenant, tout le monde écoute la radio et si on apprend que la LRA va attaquer, on peut prendre des dispositions rapidement », explique Marie-Claire Djadah, ancienne maire de la ville.
Ecouter en cachette
A Mboki, la radio est devenue indispensable. Il faut près de trois heures de moto sur une piste défoncée pour rallier le village. « Sans la radio, vous imaginez combien ce serait difficile ? », lance Joséphine, qui tient l’unique bar du village.
A Obo, Radio Zéréda émet sur la bande 100.6. Les locaux sont nichés sur une colline qui surplombe la ville. « La radio est une arme beaucoup plus efficace que les soldats. Parce que quand les guerriers de la LRA se sentent traqués, ils se cachent dans la brousse. Mais les ondes de la radio, ils ne peuvent pas les fuir », affirme avec une pointe de fierté Dimanche Ricardo, le directeur de la station. Depuis quelques mois, les désertions se multiplient dans les rangs de la LRA et beaucoup d’anciens combattants ou d’anciens kidnappés qui ont réussi à prendre la fuite, confient écouter en cachette les émissions de ces radios communautaires.
Solange, 20 ans, a passé cinq années avec les rebelles et vient juste de déserter. Elle raconte que les « chefs (nous) réunissaient autour de la radio pour nous dire que tout ça n’était que des mensonges. Si on fuyait, les gens et les Américains allaient nous tuer une fois revenus au village. » Dans cette guerre de l’information et de propagande, les journalistes de Zéréda ont un coup d’avance. Ils font réagir en direct au micro les déserteurs pour qu’ils s’adressent aux autres, kidnappés en brousse.
Anthony Fouchard contributeur Le Monde Afrique, à Obo et Mboki, en Centrafrique