A l’exception de sa santé, éternel objet d’interrogations, Idriss Déby n’a jamais paru aussi fort. Les rébellions qui menaçaient d’emporter son pouvoir se sont mises en sommeil, ses expéditions militaires au Mali puis chez ses voisins nigérians, camerounais et nigériens ont fait de lui le fer de lance de la lutte contre le djihadisme en Afrique. Les pays occidentaux, la France en tête, le considèrent comme l’incontournable pôle de stabilité dans une région traversée par de multiples conflits, et ses homologues africains l’ont désigné en janvier président en exercice de l’Union africaine. Sa réélection pour un cinquième mandat à la tête du Tchad, lors du scrutin prévu dimanche 10 avril, ne fait guère de doute. Pourtant, un vent de protestation inédit souffle sur N’Djamena et la province.
Pour Idriss Déby, aux commandes depuis vingt-six ans, le danger ne vient pas de l’opposition qui avance en ordre dispersé, avec 13 candidats. Saleh Kebzabo, l’une de ses principales figures, espère que sa troisième candidature à la présidence sera la bonne. « Si la mobilisation dans les meetings se traduit en voix, je serai élu au premier tour. Au minimum, un second tour est inévitable. Partout où je me suis rendu, tout le monde réclame le changement, affirme cet ancien journaliste. Déby n’a que deux solutions pour se maintenir : la fraude et le passage en force. »
LE MOUVEMENT DE GROGNE A ÉCLATÉ LE 13 FÉVRIER AVEC LA DIFFUSION, SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, DU VIOL COLLECTIF D’UNE JEUNE FILLE PAR LES FILS D’UN MINISTRE ET DE GÉNÉRAUX
Cependant, les prospectus imprimés d’un« Déby dégage ! », les slogans « Trop c’est trop » ou « Ça suffit » ne semblent pas ébranler la confiance de Mahamat Hissène, l’un des responsables de la campagne du chef de l’Etat : « Nous sommes partis pour une victoire au premier tour, dit-il. Depuis l’indépendance, aucun président n’a fait autant de réalisations. Grâce au pétrole [exploité depuis 2003], nous avons construit des routes, des hôpitaux, des écoles, six universités, quintuplé le nombre de fonctionnaires et leur salaire a été doublé. »Reste que certaines de ces écoles ne sont que des bâtisses de paille où les élèves s’assoient sur des briques, et que la chute des cours de l’or noir plombe le budget de l’Etat.
Stratège militaire, Idriss Déby a également montré des talents de diplomate pour maintenir son aura internationale, notamment à Paris. L’élection de François Hollande en 2012 avait suscité une vive inquiétude au sein du pouvoir tchadien. La crainte que les socialistes lui fassent payer la disparition en 2008 de leur « camarade » Ibni Oumar Mahamat Saleh a été brève. En lançant ses soldats, aux côtés de l’armée française, à l’assaut des djihadistes qui occupaient le nord du Mali en janvier 2013, M. Déby a récupéré sa place de meilleur allié au Sahel. « Le patron de la région, c’est lui, et sa loyauté n’a jamais fait défaut », déclare une source au ministère de la défense.
Fort en dehors de ses frontières
Le président tchadien trouve historiquement ses meilleurs avocats parmi les militaires français – il accueille depuis août 2014 le quartier général de l’opération « Barkhane », chargée de lutter contre les djihadistes dans la bande sahélo-saharienne – mais il dispose aussi de relais au Quai d’Orsay. En 2015, Laurent Fabius fut son premier défenseur devant les bailleurs de fonds quand le Tchad était à la recherche de facilités de paiement à la suite de la baisse du prix du brut.
Fort en dehors de ses frontières, M. Déby a cependant été surpris par un mouvement de grogne qu’il n’a pas vu venir. Celui-ci a éclaté le 13 février avec la diffusion, sur les réseaux sociaux, du viol collectif d’une jeune fille, Zouhoura, par les fils d’un ministre et de généraux. Aussitôt, dans N’Djamena et plusieurs villes de province, les esprits se sont enflammés et la rue s’est soulevée. L’affaire a été un révélateur des malaises de la société tchadienne : le ras-le-bol face à l’impunité des proches du pouvoir, la rancœur face à la mainmise des Zaghawa – la communauté du chef de l’Etat – sur les meilleurs postes et les meilleures affaires, le coût élevé de la vie, la corruption, la frustration de la jeunesse dans un pays où les deux tiers de la population a moins de 25 ans.
Idriss Déby a réagi promptement. Les violeurs ont officiellement été envoyés à la prison de Karotoro, un bagne dans le désert, mais la répression des manifestations a été brutale. Les ONG évoquent au moins deux morts. Depuis, des organisations de la société civile et des syndicats tentent d’entretenir la mobilisation. Cinq de leurs dirigeants ont été placés derrière les barreaux. Le 7 avril, le parquet de N’Djamena a requis six mois de prison ferme à l’encontre de quatre d’entre eux. Leurs soutiens ont été violemment dispersés. Idriss Déby tient toujours fermement le pouvoir, mais des lézardes sont apparues dans la citadelle.
Cyril Bensimon