Depuis plusieurs mois, des dizaines de dénonciations de crimes sexuels nous parviennent de RCA, dont certains mettant en cause des militaires français.
Les ONG réclament plus de justice pour les victimes, tandis que les autorités tentent de faire le tri dans les accusations.
Le malaise est palpable parmi les militaires français, lorsque l’on évoque les accusations d’agressions sexuelles en Centrafrique. La plupart s’insurge au vu de la démesure de celles-ci, assurant qu’il faudrait que des dizaines de soldats soient impliqués ou ait laissé faire, sans que personne ne se manifeste. Mais la crainte d’une brebis galeuse au sein de l’opération Sangaris qui aurait échappé à toute surveillance hiérarchique reste omniprésente dans les esprits.
La première série de dénonciations portait sur des agressions pédophiles contre des enfants dans le camp de réfugiés de Mpoko, près de Bangui, entre décembre 2013 et avril 2014. Selon un rapport ayant fuité de l’ONU, quatre victimes et deux témoins auraient raconté comment quatorze soldats français leur auraient, entre autres sévices, fait « pipi dans la bouche ». L’enquête de la prévôté, les gendarmes chargés de faire régner la loi au sein des forces militaires, conclut selon le journal Libération qu’il n’y a« pas la moindre preuve à charge à l’encontre des militaires français ».
Depuis, une deuxième vague d’accusations récoltées par l’Unicef et révélées par l’ONG Blue Code, fait état de 88 femmes agressées ou exploitées sexuellement depuis 2013. Si ce sont principalement des casques bleus africains qui sont mis en cause, l’un des cas les plus sordides fait état de quatre filles« attachées et déshabillées par un commandant militaire de la force Sangaris et forcées d’avoir des relations sexuelles avec un chien ».
Le difficile ménage entre prostitution et armée
Aucun militaire ne parvient à imaginer que certains de ses collègues aient pu commettre de tels actes. Un soldat présent sur ce théâtre d’opération en 2014 se souvient de la situation tendue à ce moment et ne voit pas comment des hommes de Sangaris auraient pu avoir la marge de manœuvre nécessaire pour se prêter à ce genre d’exactions :
Se balader seul dans la rue à Bangui ? Impossible. Nous n’avions même pas de quartiers libres. Moi, j’ai longtemps été basé dans une autre ville. Là, le seul moment où nous avions le droit de sortir, c’était pour aller sur un petit marché à l’entrée du camp, toujours à deux ou trois. C’est vexant : quand on se dit qu’on a fait tout ce qu’on a fait, du mieux qu’on a pu… Et qu’on nous accuse de choses pareilles.
Les autorités militaires connaissaient les risques sexuels liés à la RCA. Certains officiers n’hésitaient pas, en plus des habituels conseils sur les maladies sexuellement transmissibles, à réclamer de leurs soldats d’éviter tout rapport sexuel avec des locaux, au risque de se voir accuser de viol en retour. Des prostituées parvenaient pourtant à approcher certains camps, moins exposés, notamment à la frontière avec le Cameroun. Un ancien soldat de Sangaris confie ainsi à iTELE que dans un campement français, quelques soldats s’autorisaient des rapports tarifés avec des riveraines qui les attendaient à proximité d’un local où ils jetaient leurs poubelles. Des pratiques totalement interdites, comme l’explique l’état-major des armées :
Les consignes de comportement sont relayées à tous les niveaux de la hiérarchie. Celles-ci sont précisées dans des documents réglementaires qui ont valeur d’ordres permanents. À cet égard, le règlement de service intérieur de l’opération Sangaris précise que« le recours à des relations sexuelles tarifées est rigoureusement interdit ».Le comportement des militaires est une préoccupation permanente du commandement. L’éducation du soldat, son accompagnement par ses chefs et le rappel des devoirs qui lui incombent sont des principes qui structurent l’exercice de l’autorité. C’est une des dimensions fondamentales du rôle de la hiérarchie.
Côté humanitaires, on insiste pourtant sur le besoin de prendre ces témoignages au sérieux. Si les accusations visant les Français n’ont pour l’instant jamais été étayées, des violences ont été largement avérées à l’égard des femmes. Des casques bleus de plusieurs pays et des Centrafricains de plusieurs groupes armés ont été directement identifiés dans des affaires d’agressions sexuelles. Un premier procès a été ouvert début avril en République Démocratique du Congo contre des soldats accusés de viols… Sans que les victimes ne puissent être présentes. Paula Donovan, chargée de campagne à Blue Code, n’hésite pas une seule seconde sur le sérieux des plaintes, en prenant l’exemple de l’agression impliquant un chien. Elle assure à iTELE qu’« il y a 0% de chances pour que trois filles différentes donnent une même vision d’une histoire qui les stigmatise de la pire des manières au sein de leur communauté ».
La malédiction des casques bleus
Au-delà des Français de Sangaris, ce sont surtout les casques bleus qui sont montrés du doigt. La question des violences sexuelles reste pour l’ONU une dérive majeure qu’elle peine à endiguer. En mars dernier, le secrétaire général Ban Ki-moon rappelait la politique de zéro tolérance à l’occasion de lapublication du rapport annuel sur ces violences. L’organisation internationale comptabilisait alors pour l'année 2015 un total de 69 affaires impliquant des casques bleus ou des personnels civils de l’ONU, contre 52 l’année précédente. La dernière série de dénonciations a entraîné la publication d’une tribune émue deParfait Onanga-Anyanga, le représentant spécial de l’ONU en Centrafrique. « Il n’y a pas de mots assez forts pour décrire ma détresse à la découverte de ces allégations atroces, écrit-t-il dans Le Monde. Je suis envahi d’un profond sentiment de désarroi mêlé de colère. »
Dans les documents publiés par l’ONU, on peut voir la triste liste des affaires en cours d’instruction. Des casques bleus burundais, camerounais, congolais ou encore gabonais sont accusés de toutes sortes de crimes : pédophilie, viols, exploitation sexuelle et prostitution. La plupart des agresseurs impliqués sont immédiatement rapatriés. Insuffisant pour les humanitaires qui réclament des enquêtes totalement indépendantes des acteurs impliqués. Pour Paula Donovan de Blue code, c’est l’ensemble de la démarche de l’ONU qui pose problème et ne réponds pas aux besoins des victimes :
Leur objectif n’est pas de s’occuper des victimes mais de trouver si les cas sont légitimes. Les dernières victimes ont subi un nouvel interrogatoire, par des gens qui n’ont pas été formés pour gérer des victimes de violences sexuelles. La plupart sont des hommes, issus de l’ONU : c’est éprouvant pour les victimes qui subissent un nouveau traumatisme.
Se contentant de diffuser des documents sans enquêter, l'ONG Blue Code, « inconnue au bataillon » selon les mots d’un humanitaire, ne fait pas l'unanimité. Sa représentante Paula Donovan mélange systématiquement casques bleus et soldats français de Sangaris, dépendant d'autorités et de régimes totalement différents. Elle n’hésite pas à dénoncer des affaires sans avoir enquêté dessus et voit l’enquête de la prévôté française comme forcément partiale :« Il est clair que la première loyauté des Français chargés d’enquêter est de protéger la réputation de la France. »
RCA, champs de bataille sexuel
La Centrafrique souffre de sa propre histoire. Au tournant des années 2000, plusieurs chefs de guerre, circulant entre la RCA et la RDC, ont largement recours au viol comme arme de guerre. Le 21 mars dernier,Jean-Pierre Bemba,le chef du Mouvement de libération du Congo, était reconnu coupable de crimes contre l’humanité pour la participation de son groupe à des agressions sexuelles contre 5200 victimes. Un contexte qui favorise la poursuite de tels crimes, estime Florent Geel, responsable du bureau Afrique de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) :
La RCA est touchée par des conflits presque ininterrompus depuis vingt ans. En 2003, ces conflits se sont caractérisés par la commission de crimes sexuels de masse. L’importation du viol comme arme de guerre depuis la RDC s’est répandue dans la société. Les guérillas ont continué à mener des exactions, notamment sexuelles.
L’humanitaire relève que là aussi, l’ONU n’a pas fait preuve de finesse en mobilisant en RCA des casques bleus venus de RDC, où ce type de crimes est largement répandu. Pour lui, le contexte d’impunité en RCA profite à beaucoup d’agresseurs.Florent Geel admets pourtant volontiers que certains des cas évoqués ces derniers mois ne sont pas toujours bien documentés, voir qu’ils pourraient être le fait d’une volonté d’instrumentalisation par des acteurs du conflit. Les mettre sur la table a au moins, pour lui, le mérite d’attirer l’attention sur le besoin de justice en RCA :
Même si certains témoignages m’ont paru solides, il ne faut pas non plus livrer à la vindicte populaire des soldats parce qu’ils sont soldats ou parce qu’ils sont Français. Mais le fait que ce soit très médiatisé, c’est tant mieux : ça fait bouger les choses. L’enjeu, ce ne sont pas ces accusations de viol à l’encontre des soldats français, mais le besoin de rendre justice à toutes les victimes centrafricaines, y compris celles de la Seleka et des anti-balaka, et pas seulement en ce qui concerne les crimes sexuels : tous les crimes doivent être punis.
Romain Mielcarek, itele.fr