Dans cet entretien exclusif, le patron de la Minusca -la mission onusienne en RCA-, Parfait Onanga-Anyanga, décrit les enjeus de la lutte engagé contre les abus sexuels imputés aux Casques bleus déployés dans ce pays meurtri.
Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon à Bangui et chef de la Minusca, ou Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République centrafricaine (12000 hommes), le Gabonais Parfait Onanga-Anyanga anime le combat engagé contre "l'exploitation et les abus sexuels", fléau qui entache, en RCA comme ailleurs, la réputation des Casques bleus.
Parmi les mesures adoptées, la nomination en février d'une coordinatrice, Jane Holl Lute, chargée de muscler la riposte qu'appelle cette dérive; et la création au sein de la Minusca d'une task-force, équipe pluridisciplinaire appelée à enquêter in situ et sans délai. Quant au Français Hervé Ladsous, patron des Opérations de maintien de la paix, il préconise l'établissement d'un fichier ADN et l'instauration de cours martiales ad hoc.
"Tolérance Zéro et Impunité Zéro": le slogan choisi par la Minusca signifie-t-il que tel n'était pas le cas jusqu'alors ?
Le Secrétaire général est personnellement bouleversé par ce phénomène. Il ne peut accepter que des soldats de la paix soient impliqués dans des abus sexuels sans encourir des sanctions très sévères. En interne, Ban Ki-moon nous a invités à la plus extrême rigueur en la matière. Quelle que soit la rudesse de la tâche, il y a des choses que l'on fait et d'autres que l'on ne fait pas. L'abstinence, l'astreinte sont la règle pour les militaires. Au regard des valeurs que nous portons, nous ne pouvons tolérer que des soldats se transforment de protecteurs en prédateurs. Oui à la proximité, non à la promiscuité.
La réaction du "SG" reflète aussi une certaine impuissance face aux pays contributeurs de troupes, dès lors que l'ONU ne peut juger un soldat de la paix. Voilà pourquoi il a engagé un dialogue extrêmement ferme avec les Etats membres. Un crime commis hors de ses frontières doit être traité comme un crime perpétré sur son territoire. Si au nom de la fierté nationale, des Etats membres préfèrent protéger des criminels, ils risquent de voir les mêmes individus pratiquer le crime sur leur sol.
Comment convaincre les victimes, démunies et déboussolées, de dénoncer leurs bourreaux ?
Nous avons créé un contexte de transparence, invitant les populations à nous faire part des agressions dont elles sont victimes. Il faut se féliciter que des gens bravent l'opprobre sociale et culturelle pour livrer leur témoignage. A condition bien sûr de respecter la présomption d'innocence et d'éviter l'effet de mode, ou les allégations inspirées par quelque promesse de prise en charge que ce soit.
Reste que, dans le doute, je me rangerai toujours du côté des victimes. Celles-ci ne peuvent parler que si la peur baisse, si la confiance s'accroît, si elles ont la certitude que le fait de témoigner ne les expose pas à des conséquences plus graves encore que les horreurs et les humiliations vécues. Lors de mes visites de terrain, je rencontre des parents de victimes. Je me souviens de ce que ce frère et cet oncle m'ont dit : "Depuis que Christine a été violée en allant ramasser du bois, elle est morte en dedans. Elle va de maladie en maladie. Et même ses enfants sont malades."
New York a décidé en janvier dernier de renvoyer au pays la totalité du contingent venu de la République démocratique du Congo, dont plusieurs membres ont été reconnus coupable de viols. Pourquoi ce châtiment collectif ?
En principe, je ne suis pas favorable aux condamnations en bloc. Mais quand les Etats contributeurs de troupes rechignent à ouvrir des enquêtes sérieuses, il ne faut pas s'étonner que l'on recoure à ce procédé. S'agissant de la RDC, il y a eu en effet sanction collective. Ces forces étaient déployées depuis plus de deux ans. Elles n'étaient plus opérationnelles, devenaient un poids pour l'organisation et ne pouvaient donc rester davantage.
Au sein même de la Minusca, certains cadres déplorent que ce dossier vous mobilise quasiment à temps complet. "Parfait, disent-ils, ne fait plus que ça."
Dès que je reçois un média, je me dis qu'on va encore me parler de ça. Mais je suis obligé de répondre à ces demandes. Il faut sans cesse clarifier, expliquer. Car notre silence pourrait faire autant de mal que les allégations elles-mêmes. Je suis le premier à déplorer que, au moment même où notre mission aborde une sortie de crise historique, 95% des questions qui nous sont posées au Conseil de sécurité portent sur le SEA [Sexual Exploitation and Abuse]. A nous d'informer le monde que la Minusca, c'est bien plus que cela. Voyez l'histoire de ce pays. Nous avons évité un génocide, épaulé la transition, organisé des élections, contribué à sécuriser la visite du Pape à Bangui, faisant au passage mentir les Cassandre.
Cela posé, soyons clairs. En RCA, on estime à 60000 le nombre d'agressions commises chaque année par les groupes armés. Les violences sexuelles sont utilisées ici comme armes de guerre, les enfants sont vus comme des gagne-pains et les sollicitations agressives résultent de la pauvreté. Des communautés entières sont déstructurées. Nous voulons traiter la calamité de la prédation sexuelle dans une société meurtrie. Voilà pourquoi nous allons lancer une campagne nationale de sensibilisation sur le thème : le viol n'est pas plus tolérable lorsqu'il est commis par des miliciens centrafricains que par des Casques bleus. J'avoue avoir été interloqué lorsqu'un journaliste local s'est étonné devant moi que l'on évince le contingent congolais qui avait commis "seulement" des abus sexuels.
Sur un registre plus général, jugez-vous que le regain de tension armée patent dans le Centre et le Nord de la RCA met en péril la stabilité du pays ?
Nous voyons apparaître des foyers de violence inquiétants, inacceptables, qui risquent d'émietter l'autorité de l'Etat et de menacer les gains encore fragiles engrangés récemment. Le président [Faustin-Archange Touadéra] a engagé un large dialogue avec les groupes politico-militaires. Mais ce n'est qu'un début. Et la solution ne sera pas que militaire. La violence dans ce pays est d'abord l'expression des carences de la gouvernance et d'une rupture du lien social entre les Centrafricains. Ceux-ci veulent-ils vivre dans un pays morcelé où surnagent quelques îlots stabilisés, ou dans un pays unifié, où l'autorité de l'Etat s'exerce sur tout le territoire ? Deux priorités se dégagent: le désarmement des milices et la réforme du système de sécurité. Sur la durée, il faut accroître la capacité nationale en la matière, accompagner la refonte des FACA (Forces armées centrafricaines), prélude à son redéploiement sur le territoire. Nous parlons ici d'un pays immense, vaste comme la France et la Belgique réunies, aux infrastructures inexistantes, littéralement coupé en deux lors de la saison des pluies. Je peux comprendre la frustration qu'inspire la persistance de la violence en dépit de la présence d'une force de 10000 soldats et 2000 policiers. Mais nous devons être jugés à l'aune du double constat qui suit. Un : grâce à la Minusca, toute tentative de coup d'Etat est exclue ; il n'est plus possible pour un groupe armé de marcher sur la capitale. Deux : nous ne permettrons pas de massacres à grande échelle. Entre ces deux fondamentaux, il reste environ 3000 combattants en armes. D'où l'importance d'un travail de fonds sur le DDR (désarmement-démobilisation-réinsertion).
Croyez-vous à un risque de partition ?
Certains ici ont voulu la précipiter. Les forces internationales ont fait échec à ce projet et mis un coup d'arrêt aux velléités sécessionnistes. Mais je ne prétendrais pas pour autant que tous les groupes engagés sur cette voie ont été éradiqués. Il faut donc poursuivre l'effort.