Sous un brouillard de poussière rougeâtre, et par une forte chaleur de saison sèche, la vieille Peugeot 404 de couleur blanche bondée de voyageurs, venait de s’élancer vers Guitilitimö. Tout trempé de sueur, Guimöwârâ s’essoufflait visiblement. Son air impassible, lui donnait l’allure d’un moine bouddhiste en immersion totale dans la sixième dimension, tant il paraissait absent et indifférent aux préoccupations et autres agitations d’alentour. En effet, il méditait profondément. Pour avoir payé son billet à double tarif – autant dire très cher pour « une place de choix » en cabine -, Guimöwârâ, était loin de soupçonner une « expédition » aussi éprouvante que déprimante, dans des conditions aussi épouvantables que catastrophiques. Convaincu au départ qu’il allait effectuer le voyage de Guitilitimö, seul assis et bien à l’aise à la droite de Massa Dowa Igoué, le célèbre chauffeur du taxi-brousse, Guimöwârâ, se retrouva tout à coup à l’étroit et fort coincé, du fait de l’intrusion inattendue à ses côtés, de deux autres passagers, dont l’un était une passagère. La passagère, apparemment épuisée, semblait avoir prit le parti, d’abandonner définitivement ses deux mamelles asséchées et ramollies, au bon plaisir du morveux qu’elle tenait dans watiquement, tantôt une noix rouge, tantôt une noix jaune. Aussitôt, l’homme se mettait à croquer nerveusement dans la cola à portée des dents, avant de poursuivre sa manœuvre, par un processus de mastication brute et agressive, accompagnée d’une rafale de rots pétaradants, une manière bien à lui, de montrer qu’il se foutait éperdument de ses voisins.
Guimöwârâ avait hâte de retrouver le doux et paisible Guitilitimo de son enfance. Il s’y était préparé. C’est d’ailleurs pourquoi, avant de mettre en œuvre son projet mûrement réfléchi de retour au village natal, Guimöwârâ avait entre autres, prit le soin, d’adresser ses adieux et sincères remerciements, à chacun et à tous. Ses vœux, il les avait destinés notamment, à la ville et aux parents restés là-bas, mais surtout, à l’ensemble de ses braves « camarades de la résistance » – connus et inconnus -, ainsi qu’à toute la multitude de ses aimables compatriotes, qu’un sort favorable et un destin généreux, lui avait permis de croiser, d’apprendre à connaître et à aimer, ou quelque fois à ignorer simplement.
En effet, Guimöwârâ – qui ne s’était jamais autant engagé auparavant -, avait décidé un jour, non sans raison et comme bien de Centrafricains, de prendre sa part, dans la « lutte de libération » de son beau pays, qu’une horde « spontanée » d’aliénés et de déséquilibrés radicaux, soutenus par leurs valets locaux et complices, avaient réussi à déflorer, à défigurer et à infecter durablement. Heureusement, comme des lapins repus, ces imbéciles furent contraints à déguerpir sans ménagement. Malheureusement, le pays allait tomber une fois de plus et comme par malédiction, entre les mains d’une engeance de rapaces dévastateurs, autrement plus dangereux, et incurablement atteints d’une rage et d’une épidémie de malversations, de pillages et de détournements sans précédents historiques connus. Et c’est ainsi d’ailleurs, un jour, Guimöwârâ pris la décision de se mêler de toutes ces choses qui, d’une certaine manière, ne le concernaient pas et ne le privaient de son sommeil. Il le fit tant et si bien, que pendant presque trois ans, il n’eut de cesse de livrer contre les envahisseurs et la meute des autres criminels en bande organisée, le combat de la « plume contre les armes », ou encore celui de « la raison contre l’obscurantisme ». Avec constance et sans jamais se départir de ses principes, ni oublier surtout d’où il était venu : le village Guitilitimö.
Un coup de klaxon retentit. S’en suivit un autre coup un peu plus fort. Et au troisième coup de klaxon plus prolongé, Guimöwârâ sursauta. « S’En Fout la Mort » venait d’arriver à Guitilitimö. Après exactement huit (8) heures de route, rien que pour parcourir les deux cents (200) kilomètres à peine, qui séparaient la capitale, du village Guitilitimö.
« S’En Fout la Mort » ! Ce n’était pas certainement par manque d’inspiration, mais plutôt par pur réalisme, que le propriétaire puis les usagers de la vieille Peugeot 404 de couleur blanche, avaient fini par baptiser et adopter cette dénomination pour le moins cynique, attribuée audit taxi-brousse, par ailleurs estampillé à l’avant comme à l’arrière, de la « tête de mort » – crâne humain surmontant une paire de tibia. « S’En Fout la Mort », à bord duquel Guimöwârâ venait d’effectuer son voyage, il faut l’avouer, n’était rien moins qu’un « cercueil roulant ». Et pour ne parler que de morts sans compter les amputés et autres handicapés, « S’En Fout la Mort », pour « ses bons et loyaux services rendus à la nation », enregistre à son passif – ou actif -, plusieurs centaines de personnes qui étaient encore pleines de vie avant de la perdre juste quelques temps après avoir choisi ce seul moyen de transport à leur portée. Et pour tout dire, « S’En Fout la Mort » était resté malgré tout, le seul taxi-brousse, à pouvoir desservir encore Guitilitimö et ses environs, plus de 50 ans après les indépendances.
Ah les indépendances !
« Comme une nuée de sauterelles, les indépendances tombèrent sur l’Afrique ». Et la RCA, en ce 13 Août 1960, avait elle aussi subie, la grande invasion des « kangui » féroces ou termites rongeurs, des « nikpa » accrocheurs ou sangsues suceurs de sang, des « mandéré » impitoyables, ou punaises nauséabondes empêcheurs de se développer en paix. Malheureusement, les Centrafricains comme d’autres, n’avaient rien compris et semblent toujours ne rien comprendre, eux qui ont décidé, de considérer cette foire aux cancres et cette invasion barbare, comme une occasion de célébrer une fête, la fête de l’indépendance. Et voici que, près de 60 ans passés bientôt, l’indépendance de la Centrafrique, ne s’est toujours pas traduite en réalités visibles, tangibles et indiscutables. Dans les faits au contraire, cette indépendance se trouve réduite en une espèce de peau de chagrin appelée « fête de commémoration de la fête du 13 août 1960 ». Et l’on continue de manger, de wboire et de danser. Sans plus.
« Mais alors, qu’apportèrent les indépendances » au peuple centrafricain ?
À vrai dire, au lieu de continuer à parler de « fête de l’indépendance », ne serait-il pas plus juste et réaliste, d’adopter plutôt la terminologie de tous ceux qui, comme Kengou-gba, n’ont jamais pu prononcer le « in » d’indépendance, pour ne retenir que « fêtè ti dépandassi » ou « fêtè ti dépanda », qu’on traduirait volontiers et sans mauvais esprit aucun, par « fête de la dépendance? ».
Ainsi, en arriverait – on peut-être, au point de prendre réellement conscience, de sa situation de dépendance totale, quitte à mener, en réponse, le nécessaire combat frontal, qui obligerait à travailler durement, si l’on tient à s’affranchir complètement et définitivement. Car, à quoi cela sert-il aujourd’hui, de continuer à fêter bêtement cette indépendance imaginaire et factice d’une part, et d’autre part, de croire encore à cette souveraineté nationale, qui n’est qu’un « faire-endormir », pour mieux exploiter, ceux que l’on a condamné d’office à végéter, et à mourir dans la misère ?
Guimöwârâ en était là de ses réflexions, quand une fois de plus, depuis le lever du soleil sur Guitilitimö, un cinquième villageois vint frapper à la porte de son bureau à ciel ouvert, pour lui demander de lui écrire une lettre à envoyer à son fils arrivé du Pays des blancs pour être un jour à son tour ministre.
Déjà, plusieurs semaines sont écoulées, que Guimöwara l’enfant de Guitilitimö a fait son retour au village natal. Et depuis les premiers jours de son arrivée, c’est au pied du grand kapokier, arbre plusieurs fois centenaires et détenteur de tous les secrets de Guitilitimö, que « l’écrivain public » a pris ses quartiers et installé son « bureau ». De cette manière, chaque jour, il est à l’aise pour travailler à l’ombre des larges feuilles du kapokier et à la lumière du soleil. Les soirs, Guimöwara, pour éclairer les lieux, allume généralement sa lampe à pétrole « Luciole », et assez rarement la grande lampe Aïda héritée de ses parents. Dans ces conditions, il peut, jusque tard dans la nuit, continuer à écrire ou à lire ses correspondances et quelques vielles coupures de journaux ramenés de la ville. De temps en temps aussi, certains passagers de « S’En Fout la Mort », reviennent avec quelques quotidiens plus récents, et des correspondances qui lui sont adressées par certains de ses amis et connaissances, adeptes de « la lutte continue ». Même si personne ne sait jusqu’à quand et jusqu’où.
Ce matin-là, Guimöwara, en ouvrant un des quotidiens reçus, tomba directement sur « Question taraudante » de son ami Keruma Passi . L’interrogation du jour était celle-ci : « Pourquoi la RCA, ce pays chargé d’histoires, n’a-t-il pas aujourd »hui un universitaire historien féru ?»
La question était intéressante, mais ne suscita pas sur le coup, un intérêt particulier aux yeux de Guimöwara. Mais, cette problématique allait l’habiter pendant plusieurs jours. En fin de compte, il se résolut à entreprendre à sa manière, une tentative de réponse en ces termes :
« J’ai appris de mes maîtres, qu’il existe en effet, ceux qui un jour, ont décidé de faire l’histoire d’une part ; d’autre part, il existe ceux qui, bien que n’ayant rien choisi, subissent l’histoire. Entre ces deux catégories, il y’a certainement une autre, à laquelle devraient appartenir ceux dont le véritable rôle est d’écrire l’histoire et en parler. En RCA cependant, plus qu’ailleurs, seuls existent ceux qui ont décidé de faire l’histoire, et la font mal, et même très mal. Quant à ceux qui subissent l’histoire, ils en sont arrivés apparemment à s’accoutumer au sort qu’on leur réserve et à l’accepter en silence, sans broncher et sans oser élever la voix. Or, il se trouve que ceux sur qui l’on pouvait compter pour écrire l’Histoire ou les histoires de la RCA, se révèlent tantôt être les mêmes qui font l’histoire et ils la font si mal qu’ils répugnent à l’écrire ou à en parler ; soit, ce sont les mêmes que ceux qui subissent l’histoire, et qui, à force de la subir, en sont arrivés au point de s’accoutumer à l’anormalité, à la souffrance, à la pauvreté. Car en effet, c’est définitivement une évidence, que le centrafricain s’habitue à tout, surtout au silence suicidaire. Alors, l’inexistence d’historiens intéressés à écrire l’Histoire « éternelle » peut ainsi s’expliquer. Tout au plus, relèvera t-on, tous ces historiens du présent chasseurs d’actualités non maîtrisées ».
À ce stade de sa réflexion, Guimöwârâ se ravisa. Et lui-même – se demanda-t-il intérieurement -, dans quelle catégorie « d’historiens » pourrait-il se situer ? Il eut un petit sourire en coin, puis se dit en lui-même : « Je suis Guimöwârâ-ti- Guitilitimö, modeste historien de ma propre petite histoire, petite histoire de tout ce que, ici et là-bas, je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu… »
Ceci expliquerait-il cela ? Toujours est-il que Guimöwârâ-ti- Guitilitimö, semble s’être découvert, une nouvelle vocation de gratte-papier « chroniqueur et spécialiste » de la rubrique « UNE HISTOIRE DE…». Désormais, il trouve son plaisir à raconter de petites histoires très banales en apparence, telles que :
UNE HISTOIRE DE…LAIT GUIGOZ
UNE HISTOIRE DE… « BRAZZA BLEU » ET « LE BOXEUR »
UNE HISTOIRE DE…PÉTROLE LAMPANT ET « QUARTIERS CIVILISÉS» -« QUARTIERS NOIRS »
UNE HISTOIRE DE…KIWI ET KIWI
Et tutti quanti.
Les récits dont il est souvent question ici, s’enracinent essentiellement dans le passé. Et puisqu’il semble que « l’avenir est un long passé », se peut-il qu’il faille au Centrafricain, « savoir d’où il vient pour comprendre où il va ». Par ailleurs, du point de vue de Guimöwârâ-ti-Guitilitimö, l’engagement patriotique, l’action citoyenne, ou le soutien apporté à quiconque au nom de l’intérêt national, s’ils n’eurent servi essentiellement de faire valoir et d’arguments suffisants pour bénéficier d’un passe-droit, très certainement, toute la face de la Centrafrique aurait changé.
De Guitilitimö son village natal qu’il a souhaité rejoindre et d’où il observe calmement, Guimöwârâ-ti-Guitilitimö, le scribouillard, a fait de cette réflexion d’Albert Camus son credo : « Le rôle de l’écrivain (au sens de personne ayant opté pour l’écriture comme principal mode d’expression) du coup, ne se sépare de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui, au service de ceux qui font l’Histoire. Il est au service de ceux qui la subissent. »
La nuit était tombée sur Guitilitimô. Une brise légère souffla, et toute l’atmosphère du village parut profondément envahie et pénétrée par des effluves magnétiques. Un à un, les villageois avaient regagné leur case. Guimöwârâ-ti- Guitilitimö lui aussi, après avoir fermé son « bureau à ciel ouvert sis au kapokier plusieurs fois centenaires et unique détenteur de tous les secrets du village », avait regagné son logis. En s’étendant sur sa natte, Guimöwârâ-ti- Guitilitimö se rappela cette phrase de Jean-Baptiste Placca qu’il avait entendu sur la radio RFI et retenue :
« Pour avoir bu la tasse jusqu’à la lie, les Centrafricains n’ont, tous, plus qu’une envie, à présent : se relever ! ».
Et avant de fermer les yeux, Guimöwârâ-ti- Guitilitimö, murmura :
« Puissent les dieux cléments du fleuve Oubangui et des rivières Mbomou, Sangha, Ouham ; des forêts de Bangassou et de la Lobaye ; de la colline Bas – Oubangui et des monts Ngoui et Toussoro, tendre une dernière fois la main aux héritiers du père Boganda, pour les aider à sortir définitivement ce pays, des malheurs de la misère, ainsi que des conséquences néfastes de tous les tropismes nombrilistes de la très vaporeuse centrafricanosphère ».
GJK-Guy José KOSSA
L’Élève Certifié du Village Guitilitimö