Ce qui frappe le voyageur qui arrive à Bangui, c'est le calme apparent de la capitale centrafricaine, c'est son calme résigné, résilient. A l'aéroport, je m'attendais à trouver devant l'aérogare une horde de loubards et de jeunes déplacés dépenaillés, mendiant quelques piécettes pour leur maigre pitance. Je m'attendais à voir un camp de déplacés grouillant de monde et d'ONG, dont les allers-retours embouteilleraient la sortie de Bangui-Mpoko. Mais rien de tout cela n'est venu confirmer mes fantasmes.
Si les huttes du camp des déplacés sont bien là, et je les ai vues depuis mon hublot, elles détonnaient dans le paysage aéroportuaire, un des rares endroits les mieux sécurisés du pays. Dans l'avion, je n'ai cessé de penser à tout ce pan de la Centrafrique, échoué aux abords de son aéroport, je n'ai cessé de penser au sommeil des enfants, dans le rythme assourdissant des aéronefs. J'apprendrai à quelques minutes de l'atterrissage, que les avions n'atterrissent plus de nuit à Bangui-Mpoko, depuis que les << stratèges >> de la Séléka ont saboté toutes les ampoules qui balisaient la piste.
1. ZONE DE NON-DROIT.
Dans mon quartier, je croise de nouveaux visages : la population que j'ai toujours estimée de visu à quelques milliers d'âmes a vraisemblablement doublé. Le marché est horriblement cher. Bangui qui aurait dû être le paradis des fruits tropicaux, se contentent de bananes, d'oranges, de goyaves et même de pommes golden biscornues et très mal calibrées. Les boutiques sont tenues par des commerçants centrafricains. Quelques-unes gardent obstinément fermées leurs portes. On devine que leurs propriétaires ont été chassés ou malheureusement tués. Une mosquée que j'avais vue en construction, en 2012, n'est plus qu'un tas de ruines. Mais aussi incroyable que cela puisse paraître, aucun musulman centrafricain du quartier n'a été inquiété. Ce qui semble exclure l'idée d'un conflit confessionnel.
Je demande à voir l'église de Fatima. On me répond qu'elle se trouve dans une zone de non-droit, où l'on ne peut s'aventurer qu'à ses risques et périls. Je le savais, mais après une absence de quatre ans, je souhaitais visiter tous les quartiers banguissois, qui avaient subi de plein fouet les ravages de la guerre. J'en visiterai finalement quelques-uns, à propos desquels tout a déjà été dit et écrit. Je ne reviendrai donc pas sur les malheurs de ces quartiers, que chacun connaît par cœur, grâce aux médias, qui les ont suffisamment ressassés.
Je m'informe du climat d'insécurité qui règne en province, la face cachée de l'iceberg centrafricain. Je m'informe de l'éventualité de visiter quelques villes. On me répond qu'elles sont toutes devenues la chasse gardée des groupes armés, qu'il serait inconsidéré voire suicidaire de s'y hasarder. Alors je suis resté à Bangui, en priant que la province vienne à moi. Et elle est venue, par convois entiers, << sécurisés >> par la MINUSCA.
2. NORIA DE BÉTAILLÈRES
L'image qui m'a sidéré, et qui résume à elle seule la détresse du pays, restera celle des bétaillères qui viennent de Kaga Bandoro et de Bambari. Vous l'aurez constaté, le terme bétaillère me paraît inapproprié pour désigner ces véhicules, qui feraient regretter à n'importe quel Centrafricain les transports d'antan. Jamais je n'ai pensé qu'un jour les Centrafricains voyageraient dans des conditions qui dépassent mon entendement. Jamais je n'ai pensé qu'un jour viendrait, avec son cortège de malheurs, où mes compatriotes voyageraient dans des conditions qui donnent la chair de poule. Si la Centrafrique avait des trains, ses habitants voyageraient non pas en deuxième classe, non pas non plus en troisième classe, généralement réservée aux animaux, mais en quatrième classe, c'est-à-dire dans un compartiment spécial, plus précaire, plus exposé et plus dangereux que celui des bêtes.
D'aucuns vont penser que je suis devenu fou, que j'exagère : aucun pays au monde ne ferait passer les animaux avant les hommes. Malheureusement, je n'exagère rien. Le tableau centrafricain est si noir aujourd'hui qu'il serait vain de vouloir le noircir davantage. Tout ce que je dis peut être constaté ou vérifié de visu, à Bangui et dans le reste du pays.
3. STRUCTURE DE LA NOUVELLE BÉTAILLÈRE
A l'avant, la cabine, bien sûr, où ne peuvent s'abriter que trois à quatre personnes, qui ont payé un supplément de plusieurs milliers de francs CFA. Un supplément qui visiblement n'est pas à la portée de toutes les bourses. Et quand bien même tout le monde pouvait le payer, il n'y aurait pas assez de places. Tous les camions que j'ai vus, tous, y compris ceux qui venaient des régions prétendument séparatistes, arboraient, dans leur cabine, un drapeau centrafricain.
A l'arrière, les bœufs, tous zébus, voyagent dans un grand compartiment à claire-voie. Certains animaux me paraissaient d'une maigreur cadavérique. Avait-on cessé de les alimenter pendant le voyage ? Étaient-ils malades ? Souffraient-ils eux aussi des affres de la guerre ? En tout cas, seul l'instinct de survie les empêchait de s'écrouler et de se faire piétiner à mort par leurs congénères.
Enfin, au-dessus des zébus, sur les ridelles de la bétaillère, juste derrière le toit de la cabine, est placée une plate-forme en bois, sans garde-fous, et donc plus précaire qu'une galerie. C'est là où sont parqués les hommes et leurs bagages. C'est là où les femmes, les enfants et les adolescents s'agglutinent pour voyager. Au-dessus d'eux, le vide, ou si l'on veut, le ciel et son armée de photons caniculaires, le ciel et son armée de pluies diluviennes. Au-dessus deux, des rameaux pour les flageller, et des branches. Qui osera parler de sécurité à ces malheureux voyageurs, obligés de s'agripper aux cordes qui assujettissaient leurs bagages à la plate-forme pour ne pas basculer dans le vide ! Que signifie le mot sécurité dans ce pays ? Pour les voyageurs que j'ai vus, il ne fait aucun doute qu'il signifie payer des milliers de francs CFA pour voyager sur le toit d'une bétaillère.
4. PESTILENCE ET DOUBLE EFFET
Un jour, un des convois est arrivé dans la matinée, aux environs de onze heures, sous une pluie battante. Je me trouvais à un carrefour, en compagnie d'un ami, qui revenait du Congo Kinshasa, où il s'était réfugié depuis décembre 2013. Nous vîmes, en même temps que les badauds, une jeune femme de taille moyenne, l'air effaré, assise sur la ridelle droite de la sixième bétaillère, juste derrière le toit de la cabine, les jambes pendant dans le vide. Les gens disaient : << Mais combien de temps va-t-elle tenir dans cette posture quasi acrobatique ? >> Je me disais : << Mais depuis quand a-t-elle adopté cette posture quasi acrobatique ? >> Le convoi se trouvait alors à un kilomètre et demi de SEGA, le grand abattoir de Bangui, sa destination. Que voulait cette jeune femme ? Sauter du véhicule en marche ? Se suicider ? J'en étais là de mes interrogations quand soudain une odeur nauséabonde vint clarifier l'énigme. La belle de la bétaillère fuyait tout simplement une pestilence. Elle fuyait la proximité ou très exactement la promiscuité imposée des bêtes, elle fuyait les exhalaisons pestilentielles d'un zébu mort à côté d'elle.
La guerre a dépouillé la Centrafrique de tous ses bus, de tous ses cars, de tous ses camions. Selon une ONG, la Séléka a fait un coup d'État pour voler des véhicules. Ces vols ont laissé un vide que ne combleront jamais les bétaillères.
Dans un pays pauvre comme la Centrafrique, la guerre produit généralement un double effet, celui d'une bombe atomique : elle tue au moment de son explosion, mais continue de tuer après, à petit feu, et par des irradiations.
Pour toutes ces raisons et pour bien d'autres, la Centrafrique a besoin d'aide. Elle n'est pas aussi démunie que sa situation actuelle le laisse accroire. Elle pourrait un jour vous aider.