Une nouvelle vague de violence frappe la Centrafrique. Le 8 mai, des miliciens ont tendu une embuscade à un convoi de la Minusca, faisant six morts parmi les Casques bleus. Puis dans la nuit du 12 au 13 mai, des miliciens ont attaqué la ville de Bangassou et s’en sont pris aux communautés peules et musulmanes de cette ville. D’après la Croix-Rouge centrafricaine, l’attaque de Bangassou aurait fait une centaine de morts et, les jours suivants, des combats se sont encore déroulés à Bria et Alindao.
Selon un scénario désormais bien rôdé, quand une partie du pays s’enflamme, l’incendie est communicatif et l’opposition se déchaîne contre l’inefficacité du gouvernement et des Casques bleus. À la violence du sud-est de la Centrafrique fait écho la violence du nord-ouest dans les régions de Paoua, Bocaranga, Kabo, Markounda et Bang où les humanitaires sont particulièrement ciblés.
Du fait de la dégradation de leur situation sécuritaire, quatre des plus importantes organisations humanitaires en Centrafrique ont décidé, début mai, de suspendre temporairement leurs activités dans ces régions. Tous ces événements sont venus rappeler aux diplomates et à la classe politique centrafricaine, qui ne quittent guère la capitale, que la normalisation de la situation sécuritaire à Bangui ne signifie pas la normalisation dans le reste du pays.
Un territoire à prendre
Il y a des raisons circonstancielles à cette nouvelle flambée de violence dans le sud-est qui s’est soldée par les pertes les plus importantes pour les Casques bleus, dans une seule attaque, depuis leur engagement dans le pays. Sanctuarisés dans une immense zone allant du nord-ouest au sud-est qui coupe le pays en deux, les groupes armés luttent les uns avec les autres pour contrôler certaines ressources naturelles et certains axes commerciaux.
Après s’être affrontés au début de cette année pour le contrôle de Bambari, une ville stratégique au centre du pays, les différents groupes armés se battent maintenant pour définir « leurs » zones d’influence dans le sud. Par exemple, l’Union pour la Paix en Centrafrique (un nom particulièrement ironique pour un groupe armé !) s’efforce d’avoir accès à la frontière centrafricano-congolaise afin de pouvoir trafiquer avec certains en République démocratique du Congo.
Cette guérilla territoriale, qui se déroule à des centaines de kilomètres de la capitale, est attisée par le retrait annoncé des armées ougandaise et américaine du sud-est. Installées depuis 2011 pour neutraliser l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA), ces forces ont paradoxalement échoué à neutraliser la LRA mais ont réussi à préserver cette région excentrée des ondes de choc violentes de la crise centrafricaine depuis 2013. Leur retrait, qui a commencé et devrait être achevé en juin, crée un vide sécuritaire au sud-est avec des effets évidents : outre l’inévitable recrudescence des attaques de la LRA, certains groupes armés se positionnent déjà pour tirer profit de ce vide. Après le centre du pays, la géo-économie violente des groupes armés a trouvé dans le sud-est un nouveau territoire d’affrontement.
Mais au-delà des stratégies territoriales mouvantes des différents groupes armés, cette recrudescence de violence met en évidence les trois principales raisons de la persistance de la crise centrafricaine.
Le programme de DDR, une utopie lointaine
Présenté comme la recette miracle pour le retour de la sécurité et censé être mis en œuvre par les Nations unies, le programme de « désarmement, démobilisation et réintégration », dit DDR, est bloqué depuis 2015. En fait, malgré l’accord signé par les groupes armés lors du Forum de Bangui en mai 2015, ce programme est toujours un projet en discussion. Après son élection en février 2016, le président Touadéra et l’ONU ont pris contact avec les groupes armés sur ce sujet, mais ces derniers ont jusqu’à présent joué double jeu en participant aux réunions sur le DDR à Bangui et en s’enracinant dans certaines provinces.
Faustin-Archange Touadera, le président élu en février 2016.
Le DDR est enlisé car les incitations négatives sont plus importantes que les incitations positives pour le gouvernement et les groupes armés. Le gouvernement n’a aucun intérêt à accepter les revendications des chefs de groupes armés (amnistie, participation au gouvernement et aux institutions de sécurité). Et de leur côté, les représentants des groupes armés ont tout intérêt à faire durer les discussions sur le DDR : ils sont rémunérés à chaque réunion et l’absence de toute force coercitive – qu’il s’agisse des forces nationales ou internationales – leur donne carte blanche pour s’adonner à une prédation violente dans les zones sous leur contrôle.
Si les bailleurs ont réuni 45 millions de dollars pour le DDR, les conditions politiques et sécuritaires ne sont pas actuellement réunies et l’ONU ne semble pas avoir le pouvoir de les mettre en place.
La réforme de gouvernance : une rhétorique vide
Sur le plan de la gouvernance, l’absence d’élan réformateur par le gouvernement issu des élections de 2016 pose un problème. La crise centrafricaine qui a débuté en 2013 est l’aboutissement d’au moins deux décennies de mauvaise gouvernance qui ont eu pour conséquences logiques la déréliction de l’appareil d’État et la « dés-administration » progressive d’une grande partie du territoire.
Au fur et à mesure que les dirigeants vidaient à leur profit le Trésor public et que les bailleurs lassés se retiraient sur la pointe des pieds, la Centrafrique est devenue un État fantôme. Avant même la crise de 2013, l’administration a abandonné les zones rurales puis les villes des provinces périphériques. Avec la crise de 2013, elle a finalement disparu des villes de province. Ce faisant, la République centrafricaine s’est réduite au siège du gouvernement, la capitale, devenant un État fictif, incapable d’exercer les fonctions de souveraineté basiques sur la majorité de son territoire.
L’élection régulière d’un nouveau gouvernement était porteuse d’une promesse de rupture avec ce passé et de refondation de l’administration tant civile que sécuritaire. Mais les promesses de changement n’engagent que ceux qui y croient, surtout quand l’ombre de l’ancien régime plane sur le nouveau. Ainsi les fonctionnaires des administrations régaliennes ont été redéployés en province sans moyens financiers pour fonctionner – comme avant la crise. Les ministres et le Président prennent plus souvent la route de l’aéroport pour se rendre à l’étranger que les quelques routes reliant encore la capitale aux provinces – comme avant la crise. Et le gouvernement veut envoyer le plus vite possible contre les groupes armés des soldats sans avoir de plan pour les payer et les soutenir sur le terrain – comme avant la crise.
De manière très révélatrice, alors que le sud-est du pays s’embrase, les militaires centrafricains à Obo, une des localités du sud-est, ont manifesté le 5 mai pour exiger de l’état-major leur relève après un an de présence dans cette localité au lieu des six mois prévus. Le gouvernement revendique la mise sur pied d’une armée d’environ 7 000 hommes alors qu’il n’est pas capable de gérer les quelques centaines de militaires déployés en province.
Le déficit de management des rares services administratifs qui subsistent en Centrafrique fait douter les bailleurs de la volonté du gouvernement d’enclencher les réformes de gouvernance mises en avant dans sa feuille de route et de nettoyer les écuries d’Augias, c’est-à-dire de lutter contre la corruption. À Bangui, on préfère redéployer l’administration avant de la réformer, c’est-à-dire mettre la charrue avant les bœufs.
Ayant pris conscience à Bangui, à Bamako et ailleurs qu’une classe politique qui ne se renouvelle pas ne peut être porteuse de changement, les bailleurs voient confirmées leurs inquiétudes exprimées lors de la conférence de Bruxelles en 2016. Le fait que certains barons du régime Bozizé sont bien introduits dans les cercles gouvernementaux ne contribue pas à les rassurer.
L’ONU face à ses contradictions
Depuis la fin de l’opération militaire française Sangaris et de l’opération européenne Eufor et en raison de la passivité de l’Union africaine et de la Communauté économique des États d’Afrique centrale, l’ONU est de facto chargée de conduire la Centrafrique vers une paix durable. Pour ce faire, le Conseil de sécurité a posé les principes de [la stratégie de paix dans la résolution postélectorale du 26 juillet 2016. Cette stratégie est censée être le résultat d’un consensus entre les membres du Conseil de sécurité et le gouvernement hôte.
La stratégie de paix pour la Centrafrique repose sur les mêmes principes que ceux énoncés par le Conseil de sécurité pour le Mali, le Sud-Soudan ou la République démocratique du Congo : la réconciliation par le dialogue, la lutte contre l’impunité, la lutte contre le trafic d’armes et de ressources naturelles, etc. D’un pays à un autre, malgré les différences de contexte, les résolutions répètent les mêmes idées et les mêmes techniques de pacification (DDR, réforme du secteur de la sécurité, cour pénale spéciale, etc.). L’agent d’application de cette stratégie et de ces techniques est la Minusca qui compte environ 10 000 Casques bleus dotés du droit d’employer la force en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies.
Cohérente en apparence, cette architecture de paix est malheureusement viciée à la base par de faux présupposés. D’une part, la stratégie de paix contenue dans la résolution onusienne ne fait pas consensus ; d’autre part, l’ONU a une capacité de « containment » des acteurs du conflit mais pas une capacité d’influence sur eux.
Objectifs et moyens, le grand écart de l’ONU
Dans les faits, le consensus politique n’existe pas ou peu – le gouvernement hôte ayant une vision du conflit et de ses causes très différente du Conseil de sécurité. À titre d’exemple, même si les internationaux et le gouvernement s’accordent pour recréer une armée centrafricaine, ils ne s’accordent ni sur la méthode ni sur la finalité. Alors que les premiers évoquent réforme du secteur de la sécurité, les seconds parlent simplement de reconstituer et de réarmer les forces centrafricaines.
Quant à la Minusca, elle ne déroge pas à la règle de toutes les missions de maintien de la paix : le grand écart entre les objectifs et les moyens. Le Conseil de sécurité lui attribue une mission multidimensionnelle de conseil du gouvernement, de médiation entre les groupes armés et le gouvernement, de protection de la population, de promotion des droits de l’homme, de lutte contre l’impunité, d’aide à l’acheminement de l’aide humanitaire, d’appui à la remise en marche des administrations et plus particulièrement des services de sécurité, etc. L’élargissement du maintien de la paix au pilotage du processus politique, à la reconstruction de l’État et à la défense les droits de l’homme aboutit à quelques contradictions irréconciliables (lutte contre l’impunité versus réconciliation entre ennemis d’hier) et à un effet de surcharge dont le Conseil de sécurité est pleinement conscient :
« Le Conseil de sécurité autorise la Minusca à user de tous les moyens nécessaires pour s’acquitter de son mandat dans les limites de ses capacités et de ses zones de déploiement. » (résolution 2301).
Non seulement la Minusca n’a pas les moyens matériels et financiers des ambitions du Conseil de sécurité mais, ce qui est plus préjudiciable, elle n’a pas de capacité d’influence sur les parties du conflit. Premièrement, les outils de coercition habituels du Conseil de sécurité ne fonctionnent plus : en Centrafrique comme ailleurs, depuis longtemps, l’embargo sur les armes et les sanctions individuelles ne font plus peur car elles sont inappliquées, notamment par les États voisins. Ces décisions du Conseil de sécurité n’ont plus qu’une fonction symbolique.
Deuxièmement, si les 10 000 Casques bleus ont toutes les apparences d’une armée, ils n’en sont pas une pour des raisons qui sont autant capacitaires (insuffisance numérique, faible mobilité, déficit de réactivité, etc.) que politiques (système de double commandement par les pays contributeurs de troupes, aversion pour le risque, etc.). Bien connue des observateurs de terrain, l’inefficacité structurelle des Casques bleus est devenue maintenant un sujet de débat public suite aux coupes budgétaires américaines dans le budget de l’ONU.
L’inefficacité de l’armada onusienne (dont le budget est proche du milliard de dollars) et des sanctions du Conseil de sécurité n’a pas seulement un coût humain mais aussi un coût politique : le fait d’être un acteur de sécurité faible sur le terrain ne discrédite pas seulement l’ONU aux yeux des acteurs locaux (populations, groupes armés et gouvernement), il en fait aussi un nain politique dans un contexte où le Conseil de sécurité souhaite une solution négociée à la crise. Dès lors la stratégie onusienne est prise dans un cercle vicieux : l’absence de force dissuasive n’incite pas à la négociation et la spirale de la violence rend la négociation encore plus improbable.
Impuissance volontaire
Pour l’heure, on ne voit ni sortie de crise proche ni solution durable pour la crise centrafricaine. Tant qu’il n’y aura pas de forte pression sur le gouvernement et les groupes armés et que le Conseil de sécurité continuera d’opter pour l’impuissance volontaire tout en se donnant la bonne conscience de faire quelque chose, la Centrafrique subira un conflit de basse intensité avec des pics de violence tous les quatre ou cinq mois.
Faute d’intérêts à s’accorder sur le DDR, celui-ci demeure depuis deux ans une utopie que l’ONU entretient avec d’innombrables réunions et d’épais « documents stratégiques ». Mais en deux ans, le temps a fait son œuvre : les groupes armés ont consolidé leur base économique et sont passés de 10 à 14. Après les violences à Bambari et Bangassou, les membres du Conseil de sécurité sont face à l’alternative suivante :
soit se contenter d’un statu quo épisodiquement violent et d’une partition de facto de la Centrafrique. Financièrement, ce choix signifie que les bailleurs devront continuer à maintenir le gouvernement sous perfusion et qu’il faudra financer la Minusca pour encore au moins dix ans, à raison de 1 milliard par an, et trouver les fonds qui manquent pour faire face à une crise humanitaire durable (actuellement, le plan de réponse humanitaire n’est financé qu’à hauteur de 16 % des besoins). En termes de risque, ce choix conduira à l’enracinement des groupes armés et à la création d’une zone grise de la taille de la France et de la Belgique réunies au centre de l’Afrique. C’est le scénario congolais qui serait répété en Centrafrique – le Conseil de sécurité maintenant en République démocratique du Congo une mission de 20 000 Casques bleus qui coûte 1,4 milliard de dollars par an et ne sert plus à grand-chose.
soit faire bouger les lignes pour une solution négociée en regagnant de l’influence sur les parties au conflit. Cela implique de faire en sorte qu’au niveau de l’ONU la force et la diplomatie aillent de pair et cessent d’être présentées de manière antinomique, de cesser de croire qu’un DDR par le seul dialogue est possible et d’employer la méthode de la carotte et du bâton pour débloquer ce dossier, d’agir sur l’économie de guerre des groupes armés et de conditionner le soutien au gouvernement à des actions concrètes au lieu de promesses vides. C’est un scénario innovant, et donc hautement improbable.