Alors que le processus de justice internationale est en cours en Centrafrique, le pays est toujours occupé par les groupes armés. Le risque d'impunité est grand et le travail de la Cour pénale spéciale, juridiction hybride composée de magistrats internationaux et centrafricains, va être long et fastidieux. Il est la figure internationale de la Justice en Centrafrique. Le Congolais Toussaint Muntazini Mukimapa, le procureur spécial de la Cour pénale spéciale, est l'invité Afrique de RFI ce lundi matin.
RFI : La semaine dernière, deux juges internationaux ont prêté serment. Quand est-ce que la Cour pénale spéciale sera effective et quand allez-vous commencer vos enquêtes ?
Toussaint Muntazini Mukimapa : D’ici la fin de cette année, le bâtiment provisoire de la Cour pénale spéciale pourra être disponible, parce qu’il fait actuellement l’objet de travaux de réhabilitation, et donc, si la Cour est logée dans ses bureaux définitifs, le vrai travail judiciaire de la Cour pourra commencer. Parce que, jusqu’à présent, c’était un travail plutôt de préparation, de management, de déploiement, logistique, puis de documentation, de réflexion... Mais le vrai travail judiciaire va commencer dès que les bureaux seront disponibles et que les acteurs judiciaires seront logés dans ces bureaux.
De quels moyens disposez-vous pour mener à bien votre travail ?
Nous disposons d’abord de moyens légaux : la loi qui crée la Cour spéciale. Nous allons également disposer d’un document spécifique qu’on appelle le règlement des procédures et des preuves. C’est une sorte de Code de procédure pénale particulier pour les juridictions du type de celles de la Cour pénale spéciale. Nous avons des moyens humains, ce sont les magistrats internationaux et nationaux qui ont été nommés. Nous aurons également l’appui de la Minusca en ce qui concerne les enquêtes. Parce que l’unité de police de la Minusca pourra assurer l’encadrement des enquêteurs de la Cour pénale spéciale.
Aujourd’hui, la Centrafrique est toujours partiellement occupée par les groupes armés. Comment vous allez réussir à mener vos enquêtes sur les territoires occupés ?
C’est le vrai défi. Parce que la Cour pénale spéciale a été mise en place, alors que le conflit a encore lieu. C’est différent des autres juridictions ad hoc qui ont été créées après la fin des hostilités. Nous pouvons à cet égard bénéficier déjà de l’appui de la Minusca, qui intervient déjà en Centrafrique, mais nous espérons qu’en même temps tous les autres processus qui accompagnent le rétablissement de la paix en Centrafrique vont être conduits, le processus DDR, la montée en puissance des forces armées et de sécurité centrafricaines, la Commission vérité, réconciliation, et, bien entendu, le processus politique. Parce que la Cour pénale spéciale n’est qu’un maillon d’une grande chaîne. L’expérience au Congo m’a montré qu’il est difficile de mener la lutte contre l’impunité de manière isolée. Il faut mutualiser les efforts. Il y a eu, au Congo comme ici, ce que l’on a appelé le rapport Mapping des Nations unies, documentant toutes les violations des droits de l’homme. Il y a eu des rapports d’autres ONG, comme Amnesty International, Human Rigths Watch, etc., et sur base de cette documentation, nous avons établi des critères de sélection des cas. Parce que, étant donné le nombre et l’ampleur des crimes qui ont été commis, il est impossible de s’attaquer à tous ces crimes.
Et donc quels seront ces critères ?
Ces critères vont être élaborés dans le cadre d’un document que nous adopterons, que nous appelons la stratégie des poursuites. Mais je peux déjà anticiper pour dire que ce seront, par exemple, des critères de gravité. Ce seront des critères sur le nombre de victimes, ce seront des critères sur des crimes spécifiques, comme des violences sexuelles, les recrutements d’enfants, l’exploitation illicite… Ce seront des critères également des représentativités. Comme vous le savez, le conflit ici a eu des connotations, parfois ethniques ou religieuses. Donc il faudrait que les poursuites soient le plus impartiales possible.
Il y a des officiers de police judiciaire qui ont été nommés par décret présidentiel. On remarque qu’il y a beaucoup de proches de l’ancien président Bozizé parmi ces officiers de police judiciaire. Est-ce que la politique n’interfère pas directement dans votre travail ?
La loi qui crée la Cour pénale spéciale lui accorde une indépendance de travail, c’est organique, et dans le processus de sélection des membres de la Cour pénale spéciale, il y a eu un certain nombre de règles qui ont été établies. Il y a des mécanismes qui ont été établis pour assurer la transparence. Et je dois vous dire que jusqu’à présent, dans mon travail, je n’ai pas eu la moindre impression d’une interférence dans mes fonctions.
La Cour pénale spéciale travaille en étroite collaboration avec la Minusca. Or, le budget programmatique de la justice va baisser dans les prochaines semaines. A quel point vous êtes dépendant de la mission ?
La Cour pénale spéciale n’est pas une juridiction des Nations unies. Ça, c’est très important. C’est une juridiction qui est nationale, hybride, internationalisée, mais qui, bien entendu, dispose d’un appui des Nations unies, du fait de la situation particulière de la Centrafrique. Il est vrai que si les budgets de la Minusca connaissent une baisse, cela pourra avoir un impact sur le financement de la Cour pénale spéciale. Mais nous travaillons sur des plaidoyers pour identifier d’autres partenaires, d’autres bailleurs de fonds et je peux vous dire que les informations que nous avons sont plutôt encourageantes.