C’était Marie qu’elle s’appelait. Marie Yabenga. Mais chaque fois que nous voulions lui parler, lui répondre ou la désigner tout simplement, il nous fallait obligatoirement ajouter à son prénom le préfixe « yaya ». Par politesse et en signe de respect, car Yaya Marie était notre grande sœur, l’aînée de tous les enfants de notre grande maisonnée. Plus exactement, Yaya Marie était notre cousine, l’un des quinze enfants de l’une des deux épouses du plus grand pêcheur du village Guitilitimö, oncle Antoine que nous n’avions jamais vu jusqu’à son décès prématuré. En effet, Papa Alphonse notre père, aimait nous raconter les histoires du village et surtout parler de ses frères. Sans que l’on ne sache jamais, s’ils étaient tous nés du même père et de la même mère ou s’ils étaient des cousins, ou encore, s’ils étaient des « frères de village » parce qu’ils faisaient partie d’une même agglomération. Toujours est-il que les uns après les autres, on voyait débarquer régulièrement du village, des cousins et des cousines que papa Alphonse et Mama Mado notre mère, traitaient visiblement avec plus de bienveillance et beaucoup d’égard que nous, leurs propres enfants. Ce qui nous rendait jaloux et furieux. Ces traitements de faveur, on le remarquait surtout pendant les repas collectifs, lesquels prenaient à chaque occasion une allure de compétition. Et en matière de gastronomie, le groupe de « citadins » que nous formions, était bien loin de faire le poids face à tous ces « villageois », apparemment venus au monde avec une grosse boule chaude de « gozo » (manioc) dans la bouche. On croirait même qu’ils étaient vraiment nés ou arrivés en ville, rien que pour manger. Mais il faut reconnaître d’autre part, qu’ils le rendaient très bien aux parents, quand il s’agissait d’exécuter de durs travaux manuels à la maison. Leur dévouement et leur disponibilité de tous les instants, attiraient encore plus de sympathie de la part de Mama Mado en particulier, et la poussait à plus de bienveillance vis à vis des « villageois ».
Yaya Marie était arrivée du village Guitilitimö, un jour d’octobre 1968. Je m’en souviendrai toujours, car c’était au même moment que pour la première fois je mettais les pieds à l’école, plus précisément à l’école « mapa » ou école maternelle. J’étais inscrit au célèbre et mémorable jardin d’enfants Cité Christophe, dirigée en ce temps par Madame Gertrude Dallot-béfio, la première dame blanche – ou le premier blanc – que j’ai certainement salué et approché de près.
Yaya Marie avait débarqué du « car Manga », un véhicule de transport réputé à cette époque pour ses départs et arrivées toujours annoncés avec un retard d’environ une semaine au moins. Ce qui obligeait presque naturellement les voyageurs ainsi que les personnes venues les accueillir, à passer plusieurs nuits à la gare. Aussi, cela avait peu à peu, conduit à l’instauration en ces lieux, d’un grand cadre de vie permanent et très animé, où régnait désormais une telle ambiance que, « car ou pas car », l’on venait s’y perdre où s’y réfugier. De plus, comme le « Car Manga » pratiquait un prix raisonnable, sans oublier qu’à cette époque, il était l’un des rares véhicules de transport à desservir les provinces de l’est et la capitale Bangui, bon nombre de voyageurs, commerçants, familles de fonctionnaires affectés, élèves et écoliers en vacances ou de retour, ne pouvaient pas s’en passer, et avaient fini par s’accoutumer aux retards.
Yaya Marie doit justement son surnom de « Ganacar » – qui désigne celle ou celui qui est arrivé dans la capitale à bord d’un car -, au fait qu’elle avait emprunté le Car Manga pour rejoindre Bangui où mes autres cousins, l’attendaient depuis déjà trois semaines à la gare du km5. C’était avant la construction de l’ONAF (Office Nationale de Fret), l’actuel BARC (Bureau des Affrètements Routiers Centrafricains). Désormais, le terme « ganacar » comme celui de « ngbara », sert à qualifier à tort ou à raison, le comportement de toute personne aux allures et mœurs villageoises, ou encore, tout individu ignorant certains codes à la mode.
Yaya Marie Ganacar, était arrivée à Bangui comme la plupart des jeunes villageoises de sa génération. Tel un colis promis au mariage, une marchandise humaine dont le prix TTC fut fixé, négocié, conclu et versé au « vendeur » plusieurs mois auparavant. C’est le fameux « mariage arrangé » entre deux familles, celle du futur époux d’une part, et d’autre part, celle de la future épouse. Dans le cas de Yaya Marie Ganacar, c’était à travers une vieille photo d’identité en noir et blanc, à peine visible et jaunie à l’épreuve du temps, qu’elle avait pour la première fois fait connaissance, pour ne pas dire découvert le visage de celui avec qui, elle était appelée à s’unir pour le meilleur et pour le pire jusqu’à la fin de leurs jours.
Cela dit, qui ne fait château en Espagne ? Quelle jeune fille ne rêve pas d’avoir un mari, de fonder un foyer et de mettre au monde des enfants ? Quelle jeune villageoise ne nourrit pas le secret projet, de quitter un jour son doux village, pour s’exiler en ville, et même partir plus tard vivre à l’étranger, en France, là-bas au pays des blancs, où l’on gagne très facilement l’argent ? C’est ainsi d’ailleurs que certaines ont villageoises ont réussir leur vie, et envoient aujourd’hui régulièrement d’importante sommes d’argent à la famille, construisent de belles maisons au pays, et font venir d’autres frères et sœurs qui feront à leur tour venir d’autres frères et sœurs et d’autres encore. Ainsi de suite. Yaya Marie Ganacar avait pensé à tout. De plus, elle avait appris que son futur époux venait de décrocher son bac et n’attendait plus que le mariage pour partir poursuivre ses études en France avant de la faire venir.
Mais voici que toutes les illusions de Yaya Marie Ganacar allaient s’effondrer en un seul jour. Sa vie bascula définitivement, quand bien même elle put s’accrocher tant bien que mal, à une existence qui ne lui a pas fait que des cadeaux, comme la suite de l’histoire nous le montre.
Tout a commencé par la première rencontre physique organisée entre Yaya Marie Ganacar, avec celui qui aurait dû être le prince charmant de ses rêves. Celle -ci tourna très vite au cauchemar pour l’épouse. En effet, la photo de l’homme qu’on lui avait présentée quelques mois auparavant, cette photo qu’elle avait à peine examinée et que dans tous les cas, elle et ses parents ne pouvaient interroger pour en savoir plus, cette photo donc, cachait des « vices » irrémédiables, irrecevables et même révoltants. C’est de cette façon du moins, que Yaya Marie Ganacar prit la chose. Car une fois en face, elle dû se rendre à l’évidence : son un futur mari était paraplégique. Le choc fut terrifiant pour Yaya Marie Ganacar. Ce d’autant plus qu’elle n’y était pas du tout préparée, et donc ne pouvait l’anticiper. Ce fut alors le début d’un véritable drame, de graves troubles psychologiques, et des crises de nerf à tout moment. Des semaines durant, elle s’enfermait dans sa chambre et mangeait à peine. Pour ne pas arranger les choses, la « belle famille » ne cessait de réclamer « la femme dotée » et devenue par conséquent le « bien » et la « propriété privée » de l’acheteur. Aussi, les beaux parents entreprirent de recourir à la force pour contraindre Yaya Marie Ganacar, et l’emmener chez eux, où on l’enfermait dans la chambre de l’époux.
Malgré tout, autant de fois on l’avait « kidnappée », autant de fois Yaya Marie Ganacar, on ne sait par quels subterfuges, avait réussi à détourner l’attention de ses « geôliers », et à s’enfuir pour revenir chez nous, où toutes les fois, on venait encore la chercher sans que mes parents ne puissent s’y opposer.
La dernière fois qu’elle fugua, Yaya Marie Ganacar ne revint pas à la maison. Et on ne la revit plus pendant une plusieurs mois. Elle avait rejoint un groupe d’amies venues de différents villages et qui comme elle, avaient connu plus ou moins le même sort : telle avait boudé son mariage forcé, telle autre n’avait pas trouvé grâce aux yeux du mari ou de la belle famille, telle autre encore avait succombé aux mirages de Bangui et fini par se lancer dans aventures très louches…
Quant à Yaya Marie Ganacar, elle avait tout connu. Plus d’une année après, elle revient un jour se présenter à la maison, pour s’excuser auprès de Papa Alphonse et Mama Mado. On la vit arriver au guidon d’un vélo solex neuf, un engin qui venait de faire son apparition à Bangui et était donc à la mode. Elle était habillée d’un très beau pagne « Marie Alingonda », et cachait ses yeux derrière un « zonga Kogara », ces espèces de grosses paires de lunettes de soleil si noires, qu’on se demande si la personne qui les portent arrive à regarder effectivement. Yaya Marie Ganacar n’avait plus son beau teint noir, et avait perdu sa belle taille de « guêpe ». Elle avait pris de l’embonpoint et s’était métamorphosé en « métis de pacotille », du fait de l’utilisation des produits cosmétiques décapants « Ambi ». Papa Alphonse et Mama Mado avait beaucoup de peine à reconnaître leur fille. Ils gardèrent le silence pendant un bon long moment. Après quoi, ils se prêtèrent aux longues explications et acceptèrent volontiers les plates excuses de Ya Marie Ganacar, adressées à toute la famille. Il faut dire que de ce genre de mésaventure, mes parents en avaient connu bien d’autres !
Avant de partir, Yaya Marie Ganacar plongea la main dans son sac à main noir serti de dorés, et en fit sortir cinq petites enveloppes « Air mail », qu’elle accompagna de quelques déposa sur la tablette en les accompagnant de quelques détails et précisions :
« Papa et maman dans cette enveloppe, se trouve le double du montant de ma dot. Je préfère la rembourser moi-même ; celle-ci c’est pour vous, les deux autres pour mama Mado et les enfants. La dernière, vous enverrez à mon père papa Antoine en lui précisant que je reviendrai d’ici quelques mois donner ma version des faits et présenter mes excuses à la famille du village. »
Des dizaines d’années s’étaient écoulées. Yaya Marie Ganacar, ma cousine pourtant très belle, et qui n’avait jamais mis les pieds à l’école, n’eut jamais non plus la chance de connaître les bonheurs du mariage et d’une vie de famille. Mais pour On ne quelles raisons, aucun de ces hommes qui se bousculaient au portillon de son cœur, n’y est jamais entré pour s’installer et se décider à lui « mettre la bague au doigt », trivialement dit. Elle avait maintenant vieilli. Et malgré toutes les « aventures » qu’elle n’avait cessé de multiplier, et ous ses « copains » avaient disparu. Au-delà de tout, son plus grand regret sembleêtre celui de n’avoir jamais eu d’enfant. Ainsi va la vie.
Yaya Marie Ganacar, c’était vraiment ma sœur. Je l’aimais beaucoup et elle me le rendait bien. Souvent, elle aimait me transmettre sa bonne humeur du moment. Alors, elle se mettait à parler avec moi en français. Aussitôt je m’éclatais de rire, tellement je ne comprenais rien à son baragouinage. Mais elle par contre, était si heureuse de me voir rire jusqu’aux larmes, me tenir le ventre, me mettre à genoux pour éviter de tomber par terre.
De mon côté, je savais aussi bien taquiner Yaya marie Ganacar. Dès que les circonstances s’y prêtaient, j’aimais à lui rappeler, une anecdote que m’avait raconté mon défunt frère Casimir, au sujet de sa toute première mésaventure à Bangui, quelques jours seulement après avoir mis les pieds dans la capitale centrafricaine.
Celle-ci je ne l’oublierai jamais.
Yaya Marie Ganacar venait d’arriver du village Guitilitimö. Une après-midi, Papa Alphonse les déposa en voiture, elle ainsi que mes aînés François et Casimir. Ils devaient tous les trois faire le tour du centre-ville, et passer par le Printania – le grand supermarché de l’époque -, pour y faire quelques emplettes. Mais ils se trouvaient que juste à l‘entrée du magasin, on avait placé deux mannequins grandeur nature, si bien habillés et parés, qu’on pouvait facilement les prendre des dames blanches en chair venues elles aussi faire leurs courses. L’un des mannequins avait le bras levé à mi -hauteur, de façon à indiquer par où il fallait passer pour entrer à l’intérieur. L’autre quant à lui, le bras également levé marquait un sens interdit, au fait la sortie.
Voilà que Yaya Marie Ganacar fonça tout droit en direction du deuxième mannequin, tandis que François et casimir avaient continué dans le bon sens sans faire attention à elle. Et le plus poliment du monde, Yaya Marie Ganacar le pria de baisser la main pour qu’elle puisse passer. Elle s’exprimait ainsi : « Madame, pardon ala poussou maboko ti ala kettè mbi ho si o – Madame pouvez-vous baisser le bras que je puisse passer s’il vous plaît ». Mais Yaya Marie Ganacar n’eut aucune réponse. Alors, elle tenta de forcer le passage, mais le bras du mannequin ne céda point. Et elle reprit à nouveau : « Madame yéni a ga gui guingo tênê ? – Madame est-ce finalement une provocation ?». Juste à ce moment François et Casimir survinrent, et elle s’empressa de leur expliquer la scène en ces termes : « Hé ala bayé si. Wali moundjou so agbanzi na mbi lêguê gui senguësenguê. Mbi na lo ékè na tênê ? Lo hinga mbi na ndoua ? – Regardez cette dame blanche, elle me refuse l’entrée comme si on avait des problèmes. Elle me connaît où ? ». Sur le coup François et Casimir lui expliquèrent calmement la méprise. Mais quand ils se furent retournés à la maison et que la mésaventure fut portée à la connaissance de tous, Yaya Marie Ganacar fut moquée pendant des mois et à la moindre occasion, jusqu’à ce que l’anecdote perde de sa saveur.
C’était un jour d’octobre 2014, que j’ai rencontré Yaya Marie Ganacar pour la dernière fois. Elle s’était retirée dans un tout petit village des environs de Bangui. À cette occasion, elle me présenta un vieux Monsieur, son mari, qu’elle me disait. Sur le coup, je fis des efforts pour ne pas verser des larmes ne rien laisser paraître du trouble que j’ai ressenti. Mais elle avait compris mon embarras et me pris par main tout de suite pour aller me montrer le petit champ de maïs qu’elle était en train de cultiver. Ma visite ne dura pas longtemps. Et avant de partir elle avait tenu à m’offrir une petite cuvette ainsi que des feuilles et quelques tubercules de manioc. « C’est pour ta femme et les enfants, avait-elle précisé »
Sur la route du retour je me suis écrié plusieurs fois : « Yaya Marie alignonda ». Et cette fois, c’était pour de vrai !
En mai 2004, j’appris le décès de Yaya Marie Ganacar, alors que je vivais hors du pays depuis plusieurs années déjà.
Ainsi finissent certains destins. Après tout, tout le monde finira par habiter la terre.
GJK – Guy José KOSSA
L’Elève Certifié du Village Guitilitimo