Un an après l’arrivée des soldats français, la traque des musulmans perdure alors que le Cameroun a déjà accueilli plus de 100 000 réfugiés.
«Voilà la Centrafrique», indique le lieutenant Fouda, un officier camerounais à l’allure débonnaire, en désignant le paysage vert émeraude qui s’élève en pente douce juste en face d’une petite rivière aux eaux opaques. Ici, un simple cordon et une mini barge relient, d’une rive à l’autre, le Cameroun et la Centrafrique. On pourrait presque engager la conversation avec les deux hommes qui traînent ce jour-là sur la rive sablonneuse côté centrafricain. L’un fume une cigarette avec une attitude de défiance, l’autre tient un fusil, le canon pointé vers le sable. A en croire l’officier, ce sont des anti-balaka, membres de ces milices chrétiennes qui terrorisent la Centrafrique depuis un an. «Ils contrôlent toujours cette zone», confirme-t-il. Il y a trois semaines, ils ont utilisé la barge pour envoyer au Cameroun un colis un peu spécial : la tête décapitée d’un éleveur peul. Réfugié à l’ouest de la frontière, ce dernier s’était risqué à retourner de l’autre côté du fleuve dans l’espoir de retrouver son bétail après avoir fui le pays en catastrophe. Un cas loin d’être isolé, selon les militaires camerounais.
Enlèvements contre rançons ou décapitations : dans ce petit coin perdu, les anti-balaka continuent de menacer les musulmans centrafricains qu’ils ont contraints à la fuite. Côté camerounais, la présence militaire est pourtant massive, visible, comme ces deux guérites protégées par des sacs de sable d’où émergent des fusils mitrailleurs pointés vers la frontière. Mais un an après le déclenchement de l’opération Sangaris, initiée par la France pour mettre un terme au chaos qui régnait en Centrafrique, ce pays enclavé au cœur du continent reste largement incontrôlable. Avec plus de 130 000 nouveaux réfugiés recensés depuis janvier, le Cameroun a subi lourdement les conséquences des violences qui se sont déroulées dans le pays voisin juste après l’intervention française. Car en mettant hors d’état de nuire les rebelles de la Séléka («l’alliance» en sango), coalition hétéroclite qui a pris le pouvoir à Bangui en mars 2013, les forces françaises arrivées en décembre ont, sans l’avoir anticipé, laissé libre cours à la vengeance des chrétiens. Et notamment celle des milices d’autodéfense, les tristement fameux anti-balaka, bardés de gris-gris et de feuilles de bananiers, qui ont identifié la minorité musulmane aux membres de la Séléka venus du nord du pays.
Embuscades. Il y a un an jour pour jour, la capitale centrafricaine était le théâtre d’atrocités inédites : un véritable pogrom contre les musulmans, traqués, pillés et sauvagement assassinés. Très vite, cette «Nuit de cristal» version centrafricaine faisait boule de neige en province, sonnant pour les populations musulmanes l’heure de l’exode massif vers les pays voisins.
Au printemps dernier, Gbiti, petit point de frontière anodin entre la Centrafrique et le Cameroun, était soudainement débordé. «On les a vus débarquer en masse : 20 000 personnes passaient la frontière chaque jour», se rappelle le lieutenant Fouda. Pour atteindre Gbiti depuis Yaoundé, la capitale camerounaise, il faut compter neuf heures de route, dont le dernier tiers sur des pistes chaotiques longeant une forêt luxuriante saupoudrée de poussière rouge. Dans ce no man’s land du bout du monde, l’urgence a été difficile à organiser, même si le Cameroun est désormais habitué à subir les conséquences des multiples dérives centrafricaines.
Marima Bouba, 60 ans, drapée dans un pagne multicolore, est arrivée à Gbiti en 2003, lors du coup d’Etat qui a porté au pouvoir le président Bozizé, chassé à son tour en mars 2013 par la Séléka. Déjà il y a dix ans, les violences faisaient rage. Sur la route de l’exil, Marima sera victime de deux embuscades qui la dépouilleront de tous ses biens. Mais elle-même en convient : rien n’équivaut au drame de 2014. «Tout est allé si vite, on n’était pas préparé à un tel afflux de population en un temps si rapide», souligne Apollinaire, qui travaille pour le Programme alimentaire mondial (PAM) à Batouri, petite ville enfouie dans la forêt et épicentre logistique d’une partie de l’activité humanitaire. Après une période de panique, l’arrivée des aides a plus ou moins stabilisé la situation.
Mais dans les camps, les jeunes réfugiés désœuvrés se battent fréquemment. Et la frontière, qui couvre une vaste zone, est difficile à contrôler. Début décembre, un groupe inconnu l’a franchie pour piller des magasins. Dix jours plus tôt, d’autres rebelles obtenaient la libération de leur chef, emprisonné à Yaoundé, contre la libération de quinze otages camerounais et d’un prêtre polonais, enlevé, lui, côté centrafricain. Au moins, dans cette vaste zone de forêt équatoriale, les réfugiés sont-ils bien accueillis : près de la moitié des derniers arrivants (62 000) se sont intégrés aux villages locaux où les populations sont souvent de même origine ethnique et où les autorités accueillent la manne humanitaire avec une bienveillance intéressée. «Grâce à vous, nous allons pouvoir nous développer. Avoir de l’eau potable, un centre de santé !» explique tout sourire aux représentants du PAM le maire adjoint du village voisin de Timangolo, l’un des sept sites de la région où sont installés les réfugiés.
Carnage. Dans cette zone isolée et démunie, les bulldozers ont éventré la forêt pour créer un vaste camp où vivent plus de 6 000 réfugiés, certes nourris par le PAM, mais toujours hantés par l’horreur qu’ils ont subie ; des scènes de carnage et souvent plusieurs semaines de marche dans la forêt avant d’atteindre la frontière. Houranatou, 40 ans, a mis longtemps avant de retrouver le sommeil. Deux de ses trois enfants ont été tués sous ses yeux le 10 janvier, l’un brûlé vif dans leur maison incendiée par les anti-balaka. Et son troisième fils a été frappé à coups de machette.
Houranatou, elle, a réussi à s’enfuir. Une balle lui a arraché trois doigts de la main. Elle a débarquée au Cameroun avec juste «le pagne qu’[elle] portait». En Centrafrique, elle menait une vie aisée, et, bien que condamnée aujourd’hui à l’existence précaire des réfugiés, elle n’a qu’une certitude : jamais elle n’y retournera. Autour d’elle tout le monde acquiesce : les musulmans chassés et traqués en masse ne veulent plus de ce pays où, pourtant, tous l’affirment, ils avaient vécu en bonne entente avec leurs voisins chrétiens. Jusqu’à ce 5 décembre où tout a basculé.
Maria MALAGARDIS