Crime crapuleux selon les autorités russes et centrafricaines, meurtre de sang-froid selon l’organisation russe qui les avait envoyés : plus d'un an et demi après les faits, l’enquête est au point mort et les assassins courent toujours.
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Lorsque les corps criblés de balles de Orkhan Dzhemal, Aleksandre Rastorguev et Kirill Radchenko sont retrouvés le matin du 31 juillet 2018, l’onde de choc de ce triple meurtre se répand jusqu’en Russie, où les trois journalistes étaient reconnus pour leur professionnalisme. Très vite, des enquêtes sont lancées par les justices centrafricaine et russe.
Une contre-enquête est également menée par le Centre de gestion des investigations qui avait envoyé les trois journalistes enquêter sur une société russe implantée récemment en RCA (supposée être Wagner) et soupçonnée de mercenariat.
Une enquête minutieuse de plus d’une année
Ce centre, financé par l'oligarque et opposant au président Poutine, Mikhaïl Khodorkovski, a réalisé un travail fouillé et très documenté, de la Russie jusqu’en Centrafrique. Il assure avoir analysé plus de 40 000 enregistrements d’appels de 2 500 abonnés, interrogé des parents, collègues, témoins, consulté les rapports de la force onusienne présente dans le pays, la Minusca, ou encore les activités des entreprises russes en RCA. Les enquêteurs de ce centre affirment aussi avoir analysé les métadonnées de communications de téléphones mobiles ou des réseaux sociaux.
Le résultat est impressionnant et a pris la forme d'un rapport détaillé de plusieurs dizaines de pages qui reconstitue, minute par minute, le parcours des trois journalistes depuis leur pays. Ce rapport fourmille de documents de toutes sortes (photocopies de documents de voyage, de fadettes, de photos de conversations tirées des réseaux sociaux, de documents officiels) qui viennent appuyer une thèse : celle d’un guet-apens tendu par des professionnels.
Le récit du Centre de gestion des investigations est en contradiction avec la conclusion provisoire des enquêtes rendues publiques, il y a quelques jours, par le Comité d’enquête de la Fédération de Russie, un organisme qui dépend directement de la présidence russe.
« Les trois journalistes ont été tués lors du vol de leurs effets personnels et de leur matériel » par un groupe d’hommes armés non identifiés, a expliqué Igor Krasno, le numéro 2 de cet organisme russe au journal Kommersant, la semaine dernière. Mais il ne laisse filtrer pratiquement aucun détail, se bornant à expliquer que ce groupe d’hommes armés avait stoppé leur véhicule, exigé qu’ils sortent et qu’ils leur livrent leurs effets personnels et leur matériel. « Devant le refus des journalistes d’obtempérer, les criminels les ont alors fusillés », avant de prendre le large, explique Igor Krasnov.
C’est pratiquement, mot pour mot, les conclusions rendues publiques par le gouvernement centrafricain le 30 juillet 2019, une année jour pour jour après cette tragédie. Mais là aussi, le gouvernement, qui a alors suspendu son enquête, n’a donné aucun détail en invoquant le secret de l’instruction.
Cette version officielle peinait déjà à convaincre l’organisation internationale de défense des journalistes Reporters sans frontières (RSF) qui pointait, dès le mois d'août, au travers de son responsable Afrique, Arnaud Froger, une série de faits qui ne « permettent pas d’expliquer ce qui s’est passé » cette nuit. La contre-enquête du Centre de gestion des investigations met la thèse des autorités russes et centrafricaines un peu plus à mal.