Au lendemain des attaques de la ville de Bangui, le mercredi 13 janvier 2021, par les forces de la Coalition des Patriotes pour le Changement, le ministre de l’intérieur en charge de la sécurité publique, le général Henri Wanzet Linguissara, avait appelé à haute et intelligible voix la population à être vigilante et à dénoncer systématiquement, par SMS en appelant le numéro 1325 sur le canal de la société de téléphonie mobile dénommée « Télécel », aux éléments des forces de défense et de sécurité intérieure, aux autorités locales et aux chefs de groupe, dans la capitale centrafricaine, les arrondissements, les communes de Bimbo et Bégoua et dans tous les quartiers, la présence de toute personne suspecte, malveillante et ayant des allures dangereuses.
Tout individu victime de vol, menace ou agression verbale, physique ou sexuelle est tenu de déférer à cette injonction gouvernementale. L’un des « affreux et caciques » du régime, sur le plateau de la télévision nationale et les ondes de certaines radios de la place dont celle de Bangui, il avait présenté à l’occasion un prétendu assaillant, ressortissant du Tchad et prétendûment arrêté sur le théâtre des opérations, pour donner plus foi à ses directives.
Depuis l’instauration de l’état d’urgence et du couvre – feu, cet appel gouvernemental est envoyé de manière concordante, constante, concomitante, insistante, harcelante voire agressive à tous les abonnés de cette société de téléphonie en ces termes : « Victime de vol, menace ou agression verbale, physique ou sexuelle ? Appelez le 1325 et Dénoncez pour une intervention rapide de la POLICE ou la GENDARMERIE (SMS) ».
Si, dans le contexte de la dégradation sécuritaire actuelle, il relève tout naturellement de la responsabilité des autorités publiques civiles et militaires de prendre toutes les mesures qui s’imposent aux fins de garantir la sécurité, la protection des biens et des personnes et la préservation des intérêts fondamentaux de l’Etat, il n’en reste pas moins que, tel que libellé et annoncé, dans une société si fracturée comme la nôtre où règnent la haine intercommunautaire, le rejet de l’autre du fait de ses appartenances, les règlements de comptes politiques, cette campagne peut faire l’objet de diverses appréciations ou récupérations par les uns et les autres, selon qu’il est considéré comme un appel public et légal à la dénonciation ou à la délation. Elle peut aussi tomber sous le coup d’appel à la haine et à la violence.
En effet, les mots « dénonciation » et « délation » n’ont pas du tout la même signification dans la langue de François – René, Vicomte de Chateaubriand. Alors que le premier fait allusion au fait de signaler un crime ou un délit aux autorités à des fins judiciaires, le deuxième est une démarche qui vise à dénoncer une personne pour un fait, qui n’existe pas ou qu’elle n’a pas commis, et qui est puni par la loi. Elle consiste à fournir des informations concernant un individu, en général à l’insu de ce dernier, souvent inspiré par un motif contraire à la morale ou à l’éthique et donc honteux, selon Wikipédia. Dans une société où le vivre ensemble est encore très fragile, où les gens s’en veulent pour un rien pour un autre et où toute prise de position, toute analyse factuelle, objective et rigoureuse et toute critique peuvent être sujettes à caution, la pertinence de ce jeu de définition vaut tout son pesant d’or.
Bien entendu, le pouvoir de Bangui comme tout pouvoir ne peut que déclarer rejeter avec horreur toute dénonciation calomnieuse, anonyme et abjecte, et reconnaître, par contre, la dénonciation, civique et franche. Et tout naturellement, tout dénonciateur prétend être animé de meilleures intentions, celle de désigner tout porteur d’arme, de tenue militaire et de minutions, ayant l’air suspect, les cheveux ébouriffées, par exemple. Cette dénonciation – là peut être acceptable et moralement estimable quand il s’agit de protéger des victimes, quand le coupable est plus puissant que sa victime, et quand l’intérêt public est gravement menacé par des affaires de corruption, de santé publique ou d’atteinte à la sûreté de l’Etat et à la démocratie. Cette dénonciation – là doit être soutenue quand le but est de réduire la quantité globale de souffrance et d’injustice. Enfin, elle est moralement acceptable quand elle n’apporte au dénonciateur aucune gratification financière ou matérielle. Dans tous ces cas, la dénonciation vaut mieux que la loi du silence. Et, sans être un fanatique de la délation, on est en droit de penser que couvrir systématiquement les criminels finit par poser un vrai problème de société.
Seulement, depuis la publication du décret autorisant l’instauration de l’état de siège et du couvre – feu, après l’attaque de la ville de Bangui par les éléments de la CPC, l’on craint que, du fait du climat politique très délétère qui y règne au lendemain des calamiteuses élections du 27 décembre 2020, suite au refus du pouvoir d’organiser une concertation nationale, que la République ne court le risque de se retrouver dans l’histoire de la délation dans la France des années noires. Dans son ouvrage original et inédit, Laurent Joly nous révèle que la délation dans la France de la Seconde Guerre mondiale est un sujet fascinant et douloureux.
« À peine l’historien l’évoque- t-il que les commentaires fleurissent sur le rôle néfaste des concierges, la noirceur de l’âme humaine, la félonie du deuxième sexe ou le tropisme des Français, qui seraient des champions en la matière. Il est vrai que les Français n’ont jamais autant dénoncé que durant les années noires. Mais plus que le caractère massif du phénomène, ce sont ses conséquences qui ont profondément marqué les esprits : entre 1940 et 1944, des milliers d’individus ont payé de leur vie les dénonciations portées à la connaissance des autorités vichystes ou nazies. Indéniablement, le choc de la défaite et les traumatismes de la guerre, l’occupation allemande et le régime de Vichy ont bouleversé et perverti les relations entre la société et le pouvoir ».
Avec les histoires d’actes d’enlèvements, de tortures, d’assassinats ou d’exécutions sommaires et extra – judiciaires qui défraient les chroniques tous les jours à Bangui, ces derniers temps, il est fort à craindre effectivement que les victimes de ces graves atteintes aux droits humains ne soient tout simplement les dégâts collatéraux de ces genres de délations. Les nombreux témoignages accablants révélés par les familles de ces éléments des FDSI, enlevés, torturés et, puis dont les corps sans vie ont été retrouvés dès le lever du soleil dans les buissons, non loin de leur domicile, militent incontestablement en faveur de ces inquiétudes. Il en est de même de ces informations selon lesquelles des Centrafricains exerçant diverses professions ont fait ces dernières semaines l’objet d’arrestations arbitraires et jetés en prison sans aucun mandat du procureur de la République. Rentrent également dans ce registre les multiples et incessants cas de ces hommes et des ces femmes, obligés de quitter leur propriété et rentrer en clandestinité, à cause de leur appartenance politique, religieuse, régionale et ethnique. Et quid de ces corps mutilés charriés par les eaux de l’Oubangui, découverts par des passants, des piroguiers et des pêcheurs, et enterrés dans des fosses communes à la sauvette par la Croix – Rouge, sans qu’aucun communiqué officiel n’en parlât ?
Tous les faits rappelés ci – dessus font référence à ces délations dans le but de nuire qui sommeillent au fond de nous et risquent d’éclater dans les moments d’émotion et de peur collectives. C’est le cas de ce couple habitant le quartier St Jean à Bangui qui a été arrêté, il y a quelques jours, suite à l’appel des FDSI par leur voisin qui en voulait aux chapardeurs des mangues du fait de leurs jets de pierres, qui jouaient au foot dans la concession. Cependant, aussi invraisemblable et surprenant que cela puisse paraître, les officiers de police judiciaire en charge de ce dossier ont exigé en contrepartie de sa mise en liberté une dénonciation calomnieuse contre Abdoul Karim Méckassoua, l’accusant formellement d’être le parrain et le financier de la CPC. Terrible, n’est – ce pas ? En l’espèce, comme nous l’avons évoqué un peu plus haut, ce genre de délation ne se présente pas comme un devoir, un geste citoyen, mais plutôt comme un coup bas, un acte moralement injuste et injustifié, une entreprise politique visant à faire du mal à tort à un adversaire ou à quelqu’un qui ne partage pas la même pensée que vous. Cette délation trahit l’autre, lâchement. Exploitée à cette fin, elle est méprisable, précisément pour cette raison ; loin de vouloir protéger une personne faible et de diminuer la souffrance humaine, elle rapporte quelque chose au dénonciateur ou à celui qui l’utilise : un gain personnel, financier, un sentiment de vengeance, un règlement de comptes.
Ainsi vu donc sous cet angle, cette large campagne d’appel gouvernemental à ce genre de délations par SMS participe incontestablement de la commission des actes criminels qui en découlent et qui en ont déjà découlé, soulève la question de la responsabilité de cette société de téléphonie mobile et fait d’elle « de facto ac de jure » complice de ces graves atteintes aux droits humains. Comme au Rwanda en 1994, elle peut tout légalement et légitimement être accusée d’avoir joué le même rôle que la Radio – Télévision des Mille Collines qui encouragea le génocide. Sur ses ondes, le média a diffusé la haine, timidement d’abord, puis de façon totalement assumée. Il a par exemple divulgué le nom des personnes à abattre, offert des primes en échange de cadavres et exhorté les miliciens à massacrer.
Lorsqu’André Malraux cherchait « la région cruciale de l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité » (Lazare, 1974), il savait qu’il ne la trouverait pas. Il n’existe pas de dénonciateurs « dans l’âme ». Mais il suffit d’un petit quelque chose, d’un événement nouveau et angoissant, pour activer un instinct humain non fraternel et qui regarde en fin de compte la conscience de chacun, cette « arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté » (Michel de Montaigne, Les Essais).