Dans le contexte de la guerre civile syrienne et du positionnement politique de la Russie aux côtés du régime syrien de Bachar Al-Assad, l’assemblée fédérale russe donne son aval au Président Vladimir Poutine afin que ce dernier réponde favorablement à la demande officielle de Assad d’obtenir un soutien militaire russe, pour combattre les groupes terroristes en Syrie. Première intervention extérieure de l’armée russe depuis l’Afghanistan, elle fait immédiatement polémique dans le monde occidental : accusation à l’encontre des Russes de trop cibler les groupes rebelles dits « modérés », méthodes de bombardement trop brutales, surtout pour les populations civiles.
Cela étant, l’intervention russe contraste avec le modèle otanien d’opération militaire, engageant un spectre complet de moyens (exemple de l’Afghanistan, soutien à tous les échelons des forces locales, formation, accompagnement au combat, appui spécialisé, et actions de combat engageant des troupes au sol et des moyens variés), ou limité (coalition anti-EI en Irak par exemple formation, principe d’appui en complémentarité des forces locales avec moyens sophistiqués, accompagnement au combat limité aux forces spéciales et/ou moyens clandestins).
L’éventail des troupes russes déployées en Syrie est en effet très complet, avec des moyens aériens et navals, mais aussi des forces au sol, conventionnelles ou non, voire même privées1. L’apport des forces russes dans ce cadre n’est pas simplement une fourniture ponctuelle d’appui dans des domaines spécifiques afin de pallier les lacunes de compétence des forces locales ; elle est un appui complet visant l’efficacité, ce qui explique par exemple l’importance donnée aux forces au sol, plus que dans la coalition anti-EI menée par les Etats-Unis. Cela étant, elle n’a pas vocation à mener des actions conventionnelles de combat en totale autonomie, c’est-à-dire indépendamment des forces locales. Dans l’ensemble, les moyens déployés auraient été de 5000 hommes au plus fort des opérations entre 2016 et 2017, concentrés sur la base aérienne de Hmeimim (25 km au sud de Lattaquié), les bases avancées de Shairat et de Tiyas (près de Palmyre pour la seconde), avec en outre des emprises portuaires importantes à Tartous2.
Dans ce cadre général, les affrontements à Palmyre permettent de mettre en perspective le dispositif militaire russe, et surtout son évolution, elle-même sous-tendue par les objectifs stratégiques et politiques définis au plus haut niveau du gouvernement de la Fédération.
La ville de Palmyre se situe au centre de la Syrie, dans une zone désertique. Ville isolée mais stratégique : c’est une oasis, un hub de centralisation des pipelines et de l’exploitation de gaz du pays. Une clé d’isolation ou de soutien pour Deir Ez-Zor aussi, ce qui explique les efforts de l’EI dans ses offensives pour la prendre, et protéger ainsi un de ses centres syriens. La ville est enfin un symbole historique dont la prise en 2015 a un fort retentissement médiatique. L’implication des troupes russes dans les opérations de reprise suit donc des impératifs stratégiques d’image de l’armée et du pouvoir russes dans des batailles suivies au niveau mondial.
La première reprise de Palmyre, mars 2016
En mai 2015 Palmyre est prise par Daesh, qui profite alors d’un redéploiement des forces syriennes loyalistes au nord-ouest du pays (vers Idlib). La région est ainsi moins bien tenue. L’organisation djihadiste s’empare d’abord de la ville d’Al Soukha, en bordure de Palmyre, avant de prendre la ville elle-même, au deuxième assaut3. C’est la première fois que l’EI parvient à s’emparer complétement d’une ville via une opération militaire complète en espace urbain et péri-urbain. Le retentissement médiatique mondial est énorme, amplifié dès le début des destructions de patrimoine archéologique par les djihadistes.
L’opération de reprise de la ville est lancée en mars 2016. L’armée syrienne, des milices chiites irakiennes, libanaises et afghanes, des unités de Pasdarans iraniens, des forces spéciales russes (principalement Spetsnaz du GRU) ainsi que des moyens aériens nombreux participent aux combats. Les unités de Spetsnaz sont principalement utilisées pour guider les frappes aériennes de l’aviation russe, qui effectue 20 à 25 raids par jour (AFP). Au moins un soldat russe est tué dans les combats le 24 mars (selon Daesh cinq Russes sont abattus, information non-vérifiable4), un membre des forces spéciales nommé Alexandre Prokhorenko, chargé du pointage de cibles. Selon l’armée russe, il aurait été tué par une frappe russe après avoir indiqué sa propre position alors qu’il s’était retrouvé encerclé par des combattants de l’EI. Les frappes russes sont menées par l’armée de l’air, principalement par des chasseurs Sukhoi, mais aussi par une composante hélicoptère très présente dans le ciel syrien. En terme d’hélicoptères d’attaque, des Mil-Mi28 N sont engagés, mais aussi une version très récente d’hélicoptère d’attaque, à savoir des Kamov Ka-52 « Alligator »5, dont la présence n’est toutefois pas attestée officiellement par l’état-major russe, avec bien sûr des modèles plus classiques, sur la photo un Mil Mi-24 (source Le Monde). Des roquettes russes Grad sont aussi tirées par des lanceurs multiples, et des lanceurs TOS 1-A sont utilisés. La question reste de savoir si les servants en sont Russes ou Syriens, les vidéos et témoignages ne permettant pas de le savoir. Cela étant, les lanceurs TOS 1-A ne figuraient pas dans l’arsenal syrien quelques mois auparavant, on peut donc supposer une utilisation russe, ou au moins un encadrement russe de leur utilisation6.
L’emploi des mercenaires à l’étranger par les Russes n’est pas neuf, il a servi en Crimée et dans le Donbass à partir de 2014, et sert actuellement en Centrafrique et au Soudan. Dans le cas de la Syrie comme en Ukraine, il permet de disposer de forces au sol aguerries (anciens Spetsnaz, ex-FSB, GRU, Parachutistes et autres, parfois plus jeunes avec moins ou pas d’expérience) qui mènent des actions de combat, permettent de disposer d’une autre vue sur le champ de bataille, finalement participent directement aux affrontements tout en préservant médiatiquement l’échelon décisionnel russe. Plus encore que pour les Forces Spéciales, peu d’informations fiables filtrent, sur leur nombre à Palmyre, leur rôle précis dans des zones d’actions définies etc… Les diverses sources et médias s’accordent toutefois à dire que leur engagement a été important dans la libération de la ville.
Fin mars la ville est donc entièrement reprise, ce que l’ONU salue. L’armée syrienne remporte en apparence un grand succès, permis surtout par le soutien russe. Ce soutien on l’a vu se manifeste principalement (comme dans la coalition occidentale en Irak et Syrie) par des frappes aériennes, avec un emploi signifiant des hélicoptères à Palmyre, particularité russe. Au sol les Spetsnaz coordonnent les frappes et font de l’accompagnement au combat des forces locales (les fameux « conseillers russes »), tandis que des mercenaires mènent des actions dans les opérations. Moscou engage donc des moyens importants, mais ne communique que sur les résultats, l’appui reste clandestin ou discret à l’extérieur, même si visible pour les protagonistes dans la bataille. Par exemple, pour célébrer la victoire, un concert est organisé par la Russie dans le théâtre romain de Palmyre, le 5 mai 2016. L’assistance est de quatre cents personnes, composée d’une délégation de l’UNESCO, de soldats syriens, russes, de dignitaires locaux et des habitants des environs. Il est retransmis en direct à la télévision syrienne et à la télévision russe8.
Enfin, et grande originalité russe au Moyen-Orient, une organisation privée russe participe aux combats comme force armée aux côtés des forces locales et officielles russes. Appelée « Groupe Wagner », c’est une organisation de mercenaires fondée par un ancien du GRU (renseignement militaire), Dimitri Outkine, proche de Poutine. Ce groupe est l’un des paradoxes de l’intervention russe en Syrie, puisque les Sociétés Militaires Privées sont interdites par la juridiction nationale, mais qu’il constitue pourtant une composante certaine du dispositif russe dans l’Etat syrien. Il est plus correct de parler de force paramilitaire plutôt que groupe de mercenaires voire de contractors, car le fonctionnement même de la force est d’agir au sol en autonome par des actions de combat, en étant indirectement employé par les autorités militaires russes.
La particularité encore de l’empreinte de Wagner au sol et notamment à Palmyre est qu’elle renvoie directement aux forces russes par l’équipement de ses mercenaires. En effet le ministère de la défense fournit une partie de l’armement (fusils d’assauts de versions moins récentes que celle des troupes conventionnelles, véhicules blindés avec divers modèles de BMP, des véhicules de transports variés, tandis que les tenues sont en très large partie des modèles de treillis de l’armée russe elle-même, bien que panachés)7.
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La photo montre des mercenaires sur les hauteurs de Palmyre (lieu exact non identifié), en mars 2016, avec la reprise de la ville par les forces loyalistes appuyées par les russes. On note leur non-appartenance aux forces conventionnelles par leur armement et tenues sur la photo (pas d’AK 74, RPG-7, tenues disparates en partie russes, pas de treillis désert en dotation). Cf. https://www.lexpress.fr/actualites/1/actualite/avec-l-appui-russe-l-armee-syrienne-resserre-l-etau-sur-palmyre_1777010.html
La deuxième reprise de Palmyre, janvier à mars 2017
En décembre 2016 Palmyre est à nouveau reprise par Daesh, et ce malgré la supériorité numérique des loyalistes, avec notamment outre les soldats du régime la division fatimide (miliciens afghans). L’EI s’empare des checks-points aux abords de la ville puis attaque le « silo », avec un char kamikaze de dix tonnes d’explosifs. Les miliciens afghans fuient et la montagne Al-Tal est prise peu de temps après, après avec une attaque de Daesh utilisant deux chars lourds, deux VBIED et un appui artillerie et mortiers. Dans la nuit du 10 au 11 décembre, alors que la ville est sous contrôle djihadiste, 64 frappes aériennes sont menées par les Russes. Ceux-ci ont par ailleurs vite abandonné la ville avec le repli de leurs troupes au sol restées à Palmyre (petit nombre toutefois), qui font sauter le principal dépôt d’armement de la ville. Le choc est rude, l’absence relative des Russes dans la ville s’explique par leur non-vocation à s’inscrire dans la durée et en particulier à tenir le terrain, mission dédiée aux locaux, avec toutefois un soutien traditionnel de la police militaire russe dans la normalisation de la vie dans les espaces repris.
La contre-offensive s’organise à nouveau mais cette fois l’approche sera différente. Marqué par le revers de la reprise de la ville par les Djihadiste après son intervention en mars 2016 à Palmyre, l’état-major russe engage, en plus de ses moyens aériens qui vont mener des frappes tout au long de la bataille, plus significativement ses unités de Spetsnaz. Outre l’appui aux frappes et de l’accompagnement au combat des forces locales, les détachements mènent cette fois des actions de combat et de destruction à distance de manière visible et assumée au niveau de la communication russe. Le principe est similaire aux actions que peuvent mener les Forces Spéciales occidentales en Irak par exemple, soit à partir d’une position retranchée, guider des frappes et être en mesure de détruire des objectifs ennemis en autonomie, par des actions de sniping, de l’appui mortier ou lance-missile par exemple.
La particularité dans cette opération de reprise est que cette fois-ci l’armée russe communique beaucoup sur les actions menées, y compris par les forces spéciales. De nombreux documents vidéos sont donnés à la presse9 ou fondues en divers montages circulant sur les réseaux sociaux ou sur Youtube. Les images montrent des détachements de Spetsnaz au combat à Palmyre, certains plans étant même reconstituées dans les ruines antiques pour accentuer la symbolique, quand bien même les combats ne s’y déroulèrent pas. Elles confirment en tous cas l’hypothèse d’actions d’appui ou de combat à distance, l’engagement urbain à courte distance étant réalisé par l’armée syrienne, appuyée uniquement en deuxième échelon par des soldats russes en mission de mentorat.
Le rôle déterminant de ces unités dans les opérations de reprise en 2017 aux côtés des forces loyalistes est ainsi plus que mis en avant, dans une opération de communication particulièrement forte et originale qui finit par occulter en bonne partie le rôle des forces loyalistes et du Hezbollah, présent lui aussi dans la bataille. Les Russes reconnaissent la perte de cinq hommes dans les combats, quand une enquête menée par Reuters monte le chiffre à 10 puis à 2116. La non-déclaration des pertes au combat ou leur minimisation par les Russes est de fait une constante et ce depuis les actions de milices en Ukraine à partir de 2014.
Les rapports de pertes notamment dans les enquêtes de Reuters estiment aussi qu’une dizaine de mercenaires russes, du groupe wagner donc qui aurait encore été engagé, ont été tués dans les opérations10.
Mais, point significatif, on parle pour les opérations de 2017 d’unités conventionnelles engagées au sol, unités de deux nature. Elles interviennent en deuxième rideau une fois la ville reprise. Il s’agit d’infanterie conventionnelle avec la 61ème brigade indépendante de fusiliers marins11 mais aussi d’unités de déminage. Les premières ont pour mission d’effectuer du contrôle de zone et afficher une présence pour appuyer la normalisation de la situation à Palmyre tandis que les deuxièmes sont en particuliers employées pour déminer le site antique de la ville, fortement piégé par les djihadistes. C’est un laboratoire d’essai de nouveaux matériels de déminages, en termes de robots notamment12.
Là encore l’action des unités russes est valorisée par de nombreuses vidéos ou photographies diffusées sur internet. Les objectifs que le ministère de la défense russe s’assigne ainsi sont bien de profiter du théâtre d’opération comme d’un laboratoire d’expérimentation en réel de matériels récents ou jamais employés encore, ce qui est par ailleurs vrai pour l’ensemble de ses opérations en Syrie. De plus, en montrant les soldats russes comme libérateurs de la ville, déminant le site antique après avoir participé à en chasser les djihadistes, l’image politique renvoyée de l’armée russe et de son intervention dans le pays s’en trouve rehaussée, la symbolique de la libération de Palmyre étant forte, car suivie au niveau mondial. De ce point de vue, l’action russe à Palmyre en 2017 est un franc succès. Elle constitue d’une certaine manière un aboutissement après deux ans d’action dans le pays en soutien du régime de Bachar Al-Assad, et une démonstration de force, d’efficacité, avec une symbolique humanitaire forte qui rentre complétement dans la volonté russe de se poser en puissance protectrice du Proche-Orient, ici via la sauvegarde difficile du patrimoine historique de la ville de Palmyre.
Conclusion
Si la première reprise de Palmyre est finalement un échec, la ville retombant aux mains des djihadistes quelques mois plus tard, l’opération de 2017 peut être considérée comme une victoire militaire, stratégique, politique et communicationnelle pour l’Etat russe. Marqué par la symbolique négative de la contre-offensive de Daesh et de la déroute des forces loyalistes syriennes en plus de ses propres troupes ayant dû quitter la ville précipitamment, Moscou revoit en un an l’engagement de ses moyens et la manière dont ils sont mis en scène au grand jour. Si l’engagement reste très significatif dans les deux offensives en soutien des troupes locales ou étrangères alliées du régime, le tournant reste le passage d’un soutien par des mercenaires ou des forces spéciales au rôle important mais à l’exposition discrète, en complémentarité d’une action massive de l’aviation et des hélicoptères, à une utilisation plus grande au combat et surtout exposée au grand jour des Spetsnaz, en plus de la même action des frappes aériennes. Cette surexposition médiatique, renforcée par celle sur les actions de déminage post-reprise tourne en vraie opération de propagande, avec pour but de légitimer la politique internationale et militaire russe à l’étranger au proche-orient. L’étude de ces batailles de Palmyre souligne enfin la fragilité militaire des forces loyalistes jusqu’en 2016, forces auprès desquels l’appui russe constitue une véritable perfusion. En deux ans, cet appui se détache par ailleurs d’une certaine manière d’un simple soutien, car dans un objectif d’efficacité, les actions autonomes russes, en terme de frappes ou d’engagement au sol se multiplient, en particulier dans la 4ème bataille pour la ville, début 2017. Pour toutes ses raisons, l’action des forces russes à Palmyre est déterminante à plusieurs niveaux dans le conflit et dans la compréhension des rapports de puissance Syrie/Russie, autant que sur le fonctionnement politico-militaire russe sur le théâtre. Le parallèle à établir serait celui de l’engagement de la coalition occidentale dans la reprise de Mossoul en Irak de 2016 à 2017.