Alors que la France a officialisé la suspension d’une partie de son aide à la Centrafrique, le fossé se creuse entre Paris et Bangui, qui a misé sur un rapprochement avec la Russie. Cette situation est-elle irrémédiable ? La ministre des Affaires étrangères centrafricaine, Sylvie Baïpo-Temon, répond aux questions de « Jeune Afrique ».
La rumeur s’amplifiait ces dernières semaines. L’annonce est désormais officielle : le ministère des Armées français a annoncé, ce 9 juin, que Paris allait suspendre son aide et sa coopération militaires avec la Centrafrique, « en raison des campagnes de désinformation visant des représentants français ». Le ministère a précisé que la France avait supprimé 10 millions d’euros d’aide budgétaire et stoppé toute coopération militaire directe.
Cette sanction, pour le moment temporaire, s’inscrit dans un contexte de tensions entre Bangui et Paris, qui s’alarme depuis des mois de l’influence grandissante de la Russie sur le gouvernement centrafricain. La décision a été prise alors que le Premier ministre, Firmin Ngrebada, revenait d’une visite au forum économique de Saint-Pétersbourg, au retour de laquelle il a d’ailleurs été accueilli à l’aéroport de Bangui par Dmitriy Sytyi, un citoyen russe bien connu des Centrafricains et lié à la société de sécurité privée Wagner.
Officiellement, la société Wagner n’exerce pas en Centrafrique, où seuls des instructeurs russes coopèrent avec l’armée centrafricaine. Mais, selon de nombreuses sources, cette entreprise liée à Evgeny Prigozhin, emploierait jusqu’à 3 000 hommes en territoire centrafricain et serait connectée à plusieurs sociétés minières de droit local.
Bangui a-t-elle définitivement choisi Moscou au détriment de Paris ? Quelle est la position du gouvernement sur la présence de mercenaires sur son sol ? La ministre des Affaires étrangères centrafricaine, Sylvie Baïpo-Temon, répond à nos questions.
La ministre des Affaires étrangères centrafricaine, Sylvie Baïpo-Temon.
Jeune Afrique : La France a décidé de suspendre une partie de son aide à la Centrafrique. Est-ce une surprise ?
Sylvie Baïpo-Temon : Non. C’est une information dont nous avions entendu parler depuis quelques semaines, en coulisses. Mais, jusqu’ici, rien ne nous avait été dit officiellement. Il y a deux semaines, j’ai voulu clarifier la situation et j’ai écrit à l’ambassade de France à Bangui pour demander un éclaircissement de la position française. Je n’ai pas eu de réponse. Aujourd’hui, c’est clair.
Cette décision française est déplorable et je tiens à dire qu’elle a été prise malgré les efforts de la Centrafrique, qui a toujours souhaité maintenir avec la France une coopération utile. Notre relation avec Paris est essentielle et a toujours été naturelle. Lors de chaque crise que nous avons affrontée, nous nous sommes tournés vers la France.
Cette fois encore, le président Faustin-Archange Touadéra a fait des efforts et a tenté d’apaiser les tensions, en réaffirmant qu’il était pour le dialogue entre chacun des partenaires de la Centrafrique. Il l’a d’ailleurs redit lors de la dernière visite conjointe des Nations unies et de l’Union africaine à Bangui.
Cette décision française est surtout liée à une défiance envers l’influence de la Russie en Centrafrique. La comprenez-vous ?
Je crois que beaucoup de monde aimerait piéger la Centrafrique entre deux grandes puissances, en occurrence la France et la Russie. Mais c’est un conflit qui ne regarde pas Bangui. La Centrafrique se retrouve piégée dans un contexte plus global. Le président Touadéra n’a pas choisi l’un plutôt que l’autre. Il s’occupe uniquement de la sécurité des Centrafricains, ce qui est son premier devoir, et il a utilisé les leviers dont il disposait au niveau international.
JE LE RÉPÈTE : TOUT CE QUI EST FAIT AVEC LA RUSSIE L’EST FAIT DANS UN CADRE LÉGAL ET SURVEILLÉ
Nous subissons un embargo sur les armes qui empêche l’armée centrafricaine de bien s’équiper. Le gouvernement en est réduit à appeler à l’aide et à chercher des alliés dans la région et au-delà, notamment en faisant jouer des accords bilatéraux. La Russie fait partie de nos alliés et il y a des livraisons de matériel et des instructeurs sur notre sol. Mais tout ce qui est fait est strictement contrôlé par les Nations unies et leur Conseil de sécurité.
De nombreuses sources pointent pourtant du doigt la présence de mercenaires de la société russe Wagner, voire même des connexions de cette dernière avec des entreprises minières centrafricaines.
La Centrafrique n’a jamais signé un contrat avec une quelconque société de sécurité privée. Je défie quiconque de nous apporter un document qui prouverait notre accord avec Wagner. Je le répète : tout ce qui est fait avec la Russie l’est fait dans un cadre légal et surveillé. La Centrafrique n’a fait qu’appeler ses alliés à l’aide. Oui, il y a une relation naturelle avec la France. D’ailleurs, lors de son premier mandat, le président Touadéra s’est tout de suite adressé à Paris pour lui demander de l’aider à garantir la sécurité de la Centrafrique.
Mais la dernière crise de décembre a poussé Bangui à activer d’autres relations bilatérales. C’est du multilatéralisme et c’est transparent. La Centrafrique fait ce qu’elle peut dans un contexte où elle est limitée dans ses efforts par un embargo et par un mandat de la mission des Nations unies que nous souhaiterions rendre plus offensif. Nous avons signé en 2019 un accord de paix avec des groupes armés qui prévoyait que l’ONU prendrait des sanctions en cas de violation. Nous n’avons pas été en mesure de les appliquer. Il faut se demander pourquoi.
Vous réclamez donc toujours une levée de l’embargo sur les armes ?
Oui, l’embargo toujours en cours est un mauvais message envoyé à nos adversaires. Il fait passer l’idée que l’armée centrafricaine n’est pas capable de s’équiper, ce qui est en réalité le cas. En face de nous, ceux qui nous combattent n’ont pas ce problème : ils ont du matériel, notamment des mortiers ou des mines, qu’ils déploient sur notre territoire.
La Centrafrique est le cœur de l’Afrique centrale. Si elle est en danger, c’est toute la sous-région qui l’est. Or nous sommes aux prises sur notre sol avec des terroristes étrangers, que certains préfèrent appeler groupes armés. Pourquoi la communauté internationale ne se met-elle pas d’accord pour combattre ce terrorisme, comme elle le fait ailleurs ?