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Bolloré, TotalEnergies, Air France : les groupes français otages du bras de fer entre Paris et Moscou

Publié le mardi 27 juillet 2021  |  Corbeau News Centrafrique
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© Autre presse par DR
Les vols d’Air France entre Abidjan et Paris passent de 14 à 17 par semaine
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Bangui, République centrafricaine. A mesure que Paris rompt ses liens avec Bangui, jugée trop alignée sur Moscou, les entreprises françaises encore actives en Centrafrique se retrouvent prises pour cible par le pouvoir.

Le premier ministre alors en poste en République centrafricaine, Firmin Ngrebada (au centre), salue ses troupes, alors qu’un hélicoptère de soutien de fabrication russe les survole, sur la route entre Boali et Bangui, le 10 janvier 2021. @Florent Vergnes/AFP

C’est un bruyant ballet, auquel les diplomates de l’ambassade de France à Bangui ont fini par se résigner. Depuis la livraison d’hélicoptères Gazelle aux instructeurs russes basés à Bangui, ces derniers ont pris l’habitude de s’entraîner à voler en rase-mottes au-dessus du fleuve Oubangui, n’oubliant jamais de multiplier les détours au-dessus des murs de l’ambassade de France située à proximité.

D’autres Français subissent le spectacle avec dépit : ceux de TotalEnergies (ex-Total). Le carburant JetA-1 qui fait voler les appareils est tiré des cuves de la major. Depuis décembre dernier, l’armée centrafricaine, soutenue par les instructeurs russes, a pris l’habitude de réquisitionner son carburant directement à la source dans les réserves de TotalEnergies, gérées par l’entreprise publique Société centrafricaine de stockage des produits pétroliers (Socasp). Au gré des allées et venues quotidiennes d’Iliouchine et d’Antonov russes approvisionnant Bangui en armes et en hommes, les quinze bacs de Kolongo, situés à proximité des ruines d’un ancien palais de l’ex-président Jean-Bedel Bokassa, sont ainsi vidés à un rythme soutenu, mais sans que le prix de ce carburant n’abonde le bilan de la Socasp et donc, par ricochet, celui de TotalEnergies.

Cette guerre du carburant a pris une telle ampleur que Bangui a frôlé la rupture de stock fin mai, TotalEnergies peinant à remplir ses cuves alors que les impayés du gouvernement centrafricain s’élèveraient à plusieurs millions d’euros. Un coûteux approvisionnement d’urgence, par la route, a été mis en place, mais la tension est toujours présente. Les rapports du cluster “logistique” du bureau humanitaire des Nations unies, l’Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), font état les uns après les autres de difficultés d’approvisionnement en kérosène, alors que la voie aérienne est essentielle pour les opérations humanitaires.

TotalEnergies a même dû stopper au dernier moment l’avitaillement d’un jet privé russe, étant sous sanction américaine et appartenant au financier du groupe Wagner, Evgueni Prigozhin. Il transportait l’ancien premier ministre centrafricain Firmin Ngrebada, de retour du forum économique international de Saint-Pétersbourg (AI du 10/06/21).



*_Des relations commerciales déséquilibrées_*



Depuis l’arrivée de la Russie à Bangui en 2018 à la faveur d’une livraison d’armes, la France et la Russie se livrent à une bataille d’influence en Centrafrique qui, jusque-là, se cantonnait aux domaines diplomatique et médiatique. La crise sécuritaire déclenchée en septembre en marge de l’élection présidentielle a eu pour conséquence une implication plus grande de la Russie au niveau militaire, via l’engagement du groupe de sécurité privée Wagner, tout en accélérant la marginalisation française, pourtant partenaire historique. En avril dernier, Paris a ainsi décidé de supprimer son appui budgétaire et de réduire au strict minimum sa coopération militaire avec Bangui. Désormais, cette lutte d’influence glisse sur le champ économique.

Les relations économiques franco-centrafricaines reposent sur un déséquilibre : en 2019, les investissements directs étrangers des principales entreprises françaises (TotalEnergies, Castel, Somdiaa pour le sucre, Orange, Air France…) s’élevaient à seulement 179 millions d’euros, alors que la France reste le premier partenaire économique de la Centrafrique. Ainsi Orange, premier opérateur du pays, n’y réalisait que 0,1 % du chiffre d’affaires total du groupe en 2018. Ce déséquilibre plaçait les compagnies françaises dans un rapport de force favorable. Mais le soutien russe semble avoir changé l’état d’esprit des Centrafricains.

Ce fut le cas au printemps avec Air France. La compagnie aérienne exigeait jusqu’ici la présence d’un contrôleur aérien issu du détachement d’appui opérationnel français afin de guider les atterrissages à Bangui, l’aéroport de Bangui M’Poko n’étant toujours pas équipé en instruments de guidage. Mais face à la pression de la partie centrafricaine voyant désormais d’un mauvais œil la présence d’un militaire français dans la tour de contrôle, Air France doit se résoudre à faire sans, depuis le mois d’avril. Les syndicats n’excluent toutefois pas la possibilité d’interdire à leurs pilotes les vols en direction de Bangui si la sécurité n’était plus assurée, mettant en péril le fonctionnement de la liaison.



*_La bataille du transport fluvial_*



Un autre front s’est ouvert depuis ce printemps dans le secteur du commerce fluvial, hautement stratégique dans un pays enclavé comme la Centrafrique. La Socatraf (Société centrafricaine des transports fluviaux) assure le ravitaillement du pays en hydrocarbures par le fleuve depuis Brazzaville : 72 % des hydrocarbures en 2020 ont été acheminés ainsi. La voie, praticable seulement de juin à décembre en saison des pluies, a l’avantage d’être moins chère et plus sûre que la route qui relie Bangui à Douala (RN1).

La Socatraf est propriété de Bolloré Logistics depuis 2004, un an après l’arrivée de François Bozizé au pouvoir. La Socatraf et l’Etat sont liés par un contrat d’affermage, renouvelé en 2015, qui permet à la compagnie d’exploiter neuf pousseurs et 40 barges.

Selon nos informations, Bolloré a subi, à l’approche de la saison navigable de cette année, une offensive visant à s’emparer d’une partie de son fonds de commerce. La manœuvre aurait pu conduire la société “au dépôt de bilan“, selon une note interne au groupe datant du 18 mai et consultée par Africa Intelligence.



“Une remise en cause de l’influence française poussée par certaines puissances étrangères”



Selon cette même note, derrière cette tentative de confiscation se cache une alliance “entre certains membres du gouvernement” et un grossiste local libanais, la Compagnie centrafricaine de commerce général (CCCG), filiale du Groupe Trad, basé au Congo Brazzaville. La société, spécialisée dans l’import-export et qui géra un temps la compagnie nationale aérienne centrafricaine aujourd’hui en déshérence, Karinou Airlines, est dirigée par Saïd Trad, influent entrepreneur d’origine libanaise et consul général de Roumanie à Brazzaville.

Mais, toujours selon la note, la société libanaise ne serait qu’un cheval de Troie. Derrière la “manœuvre hostile” libanaise se cacherait une volonté “de déstabiliser et d’évincer une société française de la filière stratégique des approvisionnements en hydrocarbures du pays”. L’entreprise y voit la main de “représentants de la République centrafricaine s’inscrivant dans les courants de la remise en cause de l’influence française poussée par certaines puissances étrangères”. Contacté, Groupe Trad dément toutes ces informations. “Nous sommes en très bons termes avec la Socatraf et même actionnaire”, précise la compagnie.

Côté centrafricain, on dédramatise en soulignant que le contrat d’affermage arrive à terme cette année. On souligne également le faible investissement du groupe français dans l’entretien des barges : 1,5 million d’euros de fonds propres depuis 2004, auxquels il faut ajouter 7,5 millions d’euros de financements levés auprès de l’Agence française de développement (AFD) et de l’ Union européenne (UE).

La situation a été jugée suffisamment préoccupante du côté de Bolloré pour que deux têtes dirigeantes du groupe se rendent coup sur coup à Bangui : le directeur régional Golfe de Guinée du groupe, Mohamed Diop, le 27 mai, puis le directeur de Bolloré Ports, filiale de Bolloré Logistics, Stanislas de Saint Louvent, le 9 juin. Ils ont assuré à Henri-Marie Dondra, dit ” HMD”, alors ministre de l’économie et devenu depuis premier ministre, que Bangui ferait l’objet de futurs investissements. Dans sa note, Bolloré met également en avant le risque “d’une aggravation des pénuries de carburants déjà existantes sur la capitale Bangui”.

La rivalité franco-russe est devenue telle à Bangui que la moindre péripétie économique est désormais interprétée comme un dérivé de ce bras de fer, parfois à tort. Signe de la paranoïa ambiante : l’incendie qui a frappé le 6 juin dernier les serveurs d’Orange dans le pays, et dont l’origine est vraisemblablement accidentelle, a alimenté les plus folles rumeurs. Une note circulant dans les cercles expatriés pointait les liens entre le concurrent de l’opérateur français, Telecel Centrafrique, dirigé par Malek Atrissi, et la multinationale néerlandaise Veon, elle- même filiale du conglomérat russe Alfa Group. Un lien totalement anachronique, puisqu’il n’existe plus depuis 2014, année où Veon a vendu Telecel Centrafrique. L’opérateur appartient depuis 2016 au groupe africain Telecel Group, propriété de la holding luxembourgeoise Niel Group, du Français Laurent Foucher.



*_Les douanes, tête de pont russe dans la fiscalité de l’Etat centrafricain_*



En revanche, le dossier des douanes interpelle les partenaires internationaux. Le 27 mai dernier, les autorités centrafricaines, via le directeur général des douanes, Frédéric-Théodore Inamo, ont annoncé un protocole d’accord signé avec la Russie le 7 mai, valable un an. Il prévoit l’arrivée de cinq experts entre Béloko, à la frontière camerounaise, et Bangui. Le but est de lutter contre la fraude, notamment par un renforcement des contrôles et la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance.

Mais le statut juridique de la “mission économique russe” reste inconnu à l’heure actuelle. Seule donnée publique : cette mission est dirigée par Yuri Liamchkine, par ailleurs conseiller économique du président Faustin-Archange Touadéra. Cet ancien directeur du secteur nord- ouest des douanes de Saint-Pétersbourg a été condamné le 10 décembre 2018 à trois ans de prison avec sursis pour complicité de fraude par le tribunal de Saint-Pétersbourg.

Pour les douanes, l’Histoire bégaye. En 2009, sous la présidence de François Bozizé, le gouvernement centrafricain avait signé un partenariat décrié avec la Société de détection des importations et exportations frauduleuses (Sodif), dirigée par le Corse Armand Ianarelli, ancien légionnaire. De fait, il s’agissait d’une privatisation des douanes. L’une des premières actions de la coalition ethnique Seleka, lors de sa prise de pouvoir en 2013, avait été de dénoncer le contrat.



Les investisseurs français encore approchés



Mais les autorités centrafricaines n’ont pas renoncé à attirer les investisseurs français. Le 22 juillet dernier, lors d’un passage express à Paris, la ministre centrafricaine des affaires étrangères, Sylvie Baïpo-Témon, a plaidé auprès d’une petite dizaine d’investisseurs, notamment dans le domaine agricole. Elle a rencontré, entre autres, Marie-Yvonne Charlemagne, directrice générale déléguée de Rougier entre 2015 et 2019, ainsi que Jean-Lou Blachier, président du Groupement du Patronat francophone, et un représentant de Stoa Infra & Energy – fonds d’investissement créé en 2017 par la Caisse des dépôts et consignations et l’Agence française de développement, et déjà présent au Cameroun via le barrage de Nachtigal. La rencontre a été facilitée par les lobbyistes Marc Teyssier d’Orfeuil de Com’Publics et Florence Paque de Club PPP MedAfrique.
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