Bien que l’échec de la protection des civils soit reconnu à demi–mot par les responsables de la MINUSCA, leurs explications sur les motifs de cet échec sont peu convaincantes et les conclusions des rapports d’enquête restent confidentielles. Les responsables de la MINUSCA mettent en avant plusieurs facteurs pour expliquer la passivité face aux tueries : les contingents sont limités par leurs règles d’engagement, par le manque de disponibilité du personnel et de moyens logistiques adéquats.
Par ailleurs, chaque fois que la MINUSCA échoue à assurer son mandat de protection des civils, deux types d’enquêtes sont lancés : la première est conduite par le contingent impliqué qui mène une investigation interne afin de rendre compte à son gouvernement national ; la deuxième est conduite sous la responsabilité du Représentant spécial, qui forme une équipe multidisciplinaire avec du personnel civil, policier et militaire pour
enquêter sur les causes de l’incident. Ces investigations débutent rapidement et les rapports d’enquête sont finalisés quelques mois après les événements.
Or quel que ce soit le résultat de l’enquête, aucune information n’est portée à la connaissance des familles des victimes ni communiquée publiquement. Par exemple, le rapport du Brigadier général Fernand Amoussou, qui en 2017 avait été chargé de conduire une enquête sur l’application du mandat de protection des civils de la MINUSCA, n’a jamais été rendu public dans son intégralité20, ainsi que plusieurs autres investigations sur des incidents spécifiques. Une des premières enquêtes concernait l’attaque meurtrière au camp des déplacés de Kaga Bandoro en octobre 2016, où les soldats pakistanais sur place n’étaient pas intervenus21. Mais le cas le plus médiatisé reste celui de l’opération militaire de la MINUSCA contre des groupes armés dans le troisième arrondissement de Bangui en avril 2018, qui avait provoqué plusieurs morts et blessés parmi les civils. L’enquête promise par le Secrétaire général adjoint aux opérations de paix, Jean–Pierre Lacroix, n’a jamais été publiée22.
Ce manque de redevabilité et de transparence ne fait qu’alimenter la méfiance des Centrafricains envers la MINUSCA et multiplier les rumeurs et les spéculations sur les causes de sa passivité. En outre, l’absence de reconnaissance de responsabilité ou d’excuses publiques dans les cas de non–réaction lors d’attaques contre les civils génère ressentiment et colère.
Il convient de rappeler que, dans la République démocratique du Congo (RDC) voisine, le représentant de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO) s’était excusé publiquement de l’inaction des Casques bleus lors du massacre de 32 personnes à Mutarule au Sud–Kivu en 201423.
De même, le rejet de la responsabilité de l’échec de la protection des civils sur les forces gouvernementales est politiquement contre–productif : cet argument vise à exonérer les Casques bleus de leur responsabilité en mettant en cause directement le gouvernement centrafricain alors que les Casques bleus sont plus nombreux et mieux équipés que l’armée
centrafricaine24.
En conséquence, le renouvellement annuel du mandat de la MINUSCA par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) est accueilli par des critiques. S’il y a quelques années ces critiques s’exprimaient à demi–mot et émanaient de sources non officielles, elles sont maintenant publiques et reprises par les autorités centrafricaines. Ainsi le dernier renouvellement en novembre 2021 a été critiqué par des habitants de Bangui mais aussi par le porte–parole de la présidence25.
Les abus sexuels et les trafics
Dès sa création, la MINUSCA a été confrontée à des scandales d’abus sexuels. En 2015, ce problème a coûté son poste au responsable de la MINUSCA d’alors, le général sénégalais Babacar Gaye. Le Secrétaire général de l’ONU lui a demandé sa démission à la suite d’une série d’accusations d’abus sexuels contre des enfants commis par des Casques bleus, accusations qu’il n’aurait pas traitées avec le sérieux et la diligence nécessaires26.
Depuis lors, le problème s’est approfondi. En 2017, Mgr Juan José Aguirre, l’évêque de Bangassou, déclarait que des femmes réfugiées à l’évêché se prostituaient auprès des Casques bleus pour obtenir des vivres27. La compétence des enquêteurs onusiens et leurs procédures ont aussi été mises en question à l’occasion d’évaluations internes28. En 2019, la fuite d’un rapport interne onusien révélait qu’en 2016, environ 130 femmes avaient accusé les Casques bleus burundais et gabonais de viols, d’abus et d’exploitation sexuels dans la ville de Dékoa, mais que plus de la moitié de leurs plaintes avaient été rejetées par les enquêteurs déployés sur place. Le rapport interne qui a fuité décrit les maladresses dans les enquêtes et expose comment les femmes ont été abandonnées à leur sort29.
Cette année–là, près d’un tiers des cas d’abus sexuels recensés par l’ONU au sein de ses 15 missions de paix dans le monde concernait la MINUSCA30. Compte tenu de l’ampleur du problème, plusieurs contingents ont été renvoyés de la mission.
Bien que le nombre total de Casques bleus renvoyés de la MINUSCA soit significatif, la politique de zéro tolérance de l’ONU concernant les abus sexuels commis par son personnel a été mise en œuvre progressivement et diplomatiquement31. Ainsi pour éviter de froisser les autorités de Kinshasa, l’ONU a renvoyé les troupes congolaises au motif qu’elles ne remplissaient pas « les exigences de l’ONU en matière d’équipement, de contrôle du
recrutement et de niveau de préparation au combat32 ». En réalité, les multiples affaires de viols dans lesquelles ont été cités des éléments du contingent congolais en RCA ont été à l’origine de ce retrait.
De même le contingent gabonais était sous surveillance depuis 2015, date à laquelle étaient apparues les premières allégations d’abus sexuels, notamment sur mineurs, impliquant des Casques bleus gabonais. Selon des responsables de l’ONU, la décision de retrait de ce contingent en septembre 2021 résulte du manque de réactivité des autorités gabonaises face à l’inconduite sexuelle de certains Casques bleus. En effet, l’ONU avait
mis la pression sur les autorités gabonaises afin qu’un enquêteur national soit nommé dans les cinq jours ouvrables et que l’enquête soit conclue sous 90 jours.
Ayant pris acte du faible nombre d’enquêtes ouvertes, du manque de communication sur les nominations d’enquêteurs, et surtout de l’absence de résultats judiciaires au Gabon, le Secrétaire général a dépêché une mission pluridisciplinaire sur les lieux qui a fait une évaluation de la situation, pris des mesures de prévention des risques et le Bureau des services de contrôle interne (BSCI) a ouvert une enquête33. Conformément à la résolution 2272 adoptée en 201634, « en raison de la gravité de ces dernières allégations rapportées, le Secrétariat des Nations unies a pris la décision de rapatrier tout le contingent gabonais de la MINUSCA35 ». Dans un contexte de pénurie de Casques bleus, ces rapatriements sont des décisions difficiles à prendre car elles réduisent la marge de manœuvre
opérationnelle de la mission.
Outre les abus sexuels, certains contingents s’adonnent à des activités économiques illicites telles que l’importation de bière, la vente de carburant, l’achat d’espèces protégées36 et le trafic d’or et de diamants. Le contingent camerounais déployé à la frontière centrafricano–
camerounaise était notoirement connu pour ses importations illégales (notamment de bière) et le contingent congolais faisait du trafic de carburant. De même, des Casques bleus ont été accusés d’acheter de l’or et des diamants dans les zones de production où ils étaient déployés ainsi qu’à Bangui, comme le contingent congolais à Berbérati. Alors que jusqu’à présent ces trafics n’avaient pas donné lieu à des sanctions publiques, la police portugaise vient d’arrêter des militaires du contingent portugais qui avaient organisé un réseau de contrebande de diamants entre la Centrafrique, le Portugal et la Belgique37.