Reportage Dans un État fantôme, les quelque 20 000 scouts et guides du pays sont parmi les seuls à pouvoir offrir aujourd’hui d’inestimables services à la population civile : sensibilisation à la vaccination, au dépôt des armes, aide dans les camps de déplacés… Ils y incarnent l’espoir, ténu, d’un retour de la paix.
Recouvert d’une fine pellicule de sable ocre rouge, le gros pick-up bleu métallique pile à hauteur du check-point marquant l’entrée dans la ville de Damara, à 70 kilomètres de Bangui. Kalachnikov en bandoulière, un gendarme s’avance vers la vitre baissée. Son pas est cadencé. Mais à la vue du drapeau estampillé d’une croix potencée flottant sur le toit du véhicule, le visage se fend soudain d’un large sourire : « Scout ? » Au volant, Bienvenu Denghou-Yanda, 66 ans, commissaire général depuis 2015 de l’Association des scouts catholiques centrafricains (L’Ascca) qui revendique près de 10 000 membres à travers le pays, acquiesce. À son cou, un foulard a minutieusement été noué.
Il n’en faut pas plus pour que la barrière de fortune, rafistolée de Scotch et lestée d’une pierre brinquebalante, ne soit levée à la force d’un poignet. Derrière, un camion désossé déverse une cinquantaine de passagers sur le bitume : eux n’ont aucun passe-droit, ils doivent présenter leurs papiers. Et payer. « Les scouts sont identifiés comme des gens de confiance ici. Comme nous aidons beaucoup la population, cela nous vaut de la reconnaissance et quelques avantages, comme celui-ci… », s’amuse Bienvenu, surnommé « Chabeille » – contraction de chameau et d’abeille, ses deux animaux totems – dans le scoutisme. La suite ne dément pas son propos. À chaque point de contrôle, le scénario se répète : des hommes en uniforme – treillis militaires et bérets rouges pour les Forces armées centrafricaines (Faca), casques bleus de la Mission de stabilisation des Nations unies en République centrafricaine (Minusca) – esquissent un salut, et ouvrent aussitôt le passage.
Dans ce vaste pays de cinq millions d’habitants, frontalier notamment du Tchad, du Soudan du Sud, du Cameroun et de la République démocratique du Congo (RDC), le scoutisme – importé par des missionnaires européens dans les années 1940 – s’est émancipé du modèle colonial en s’adaptant aux réalités locales, et a su en effet s’imposer comme une institution angulaire dans la vie du pays. « Il y a une vingtaine d’années, nous étions juste perçus comme un mouvement de jeux, d’animation. La donne a changé avec la dernière crise, car nos services ont eu un réel impact sur la vie des gens », se félicite Gloria,17 ans, cheftaine d’une patrouille kimbanguiste, cette jeune religion chrétienne d’origine congolaise teintée de prophétisme.
Des premières missions traumatisantes
« Crise », un euphémisme tragique pour qualifier la sanglante guerre civile qui a opposé, de septembre 2013 à août 2014, les milices de la Séléka, majoritairement musulmanes, et celles dites d’autodéfense, les anti-balaka, composées de nombreux chrétiens. Bilan des Nations unies, après onze mois d’intenses affrontements : plus de trois mille morts et un million de déplacés. À l’aube de ce chaos, le bureau national de l’Ascca avait lancé un appel à ses unités. « Dès 2013, nous avons pris la parole pour dire aux scouts que notre rôle n’était pas de soutenir les exactions, retrace Chabeille. En les appelant à ne pas se mettre en tenue (pour ne pas être confondus avec des miliciens, NDLR), nous leur avons demandé d’aider, quand ils le pouvaient, sans mettre leur vie en danger. »
Gestion logistique des camps de déplacés, ravitaillement en eau, opérations de nettoyage de dispensaires, d’hôpitaux… En lien avec des ONG internationales et des contingents de la Minusca, des groupes scouts et guides commencent alors à affluer en renfort pour diverses missions bénévoles. Certaines ont imprimé, dans la mémoire de cette jeunesse centrafricaine, des traumatismes indélébiles. Commissaire générale de l’Association nationale des guides de Centrafrique (ANGC), Flory Nzapagaza a aujourd’hui 33 ans. Assise sur une chaise en plastique colorée du Centre national de formation scout de Fontana, aux portes de Bangui, la jeune femme aux traits fins, responsable en ressources humaines de l’association de solidarité internationale Acted, exhume d’une voix douce les démons du passé.
En 2013, elle avait 24 ans. Alors commissaire de district, elle avait été mise à contribution – comme tant d’autres chefs et cheftaines majeurs du pays – pour évacuer des cadavres au lendemain des massacres dans les rues de Bangui. « Nous étions avec des équipes de la Croix-Rouge qui nous donnaient des sacs mortuaires. Nous marchions sur le bord de la route, et quand nous arrivions sur les lieux des tueries, il fallait mettre des gants… » Elle déglutit. S’arrête une seconde, s’excuse aussitôt. « C’était dur. J’en parle très rarement, parce que les images reviennent. » Les scènes qui affleurent dans l’effroyable récit se rappellent soudainement à elle au présent. « Quelques fois, tu arrives et tu vois le corps d’une mère à côté de ceux de ses enfants, retrace celle qui en a quatre aujourd’hui. Certains n’ont plus de têtes, ou alors leur visage a été coupé en deux, soufflé par une balle… » Les yeux s’humidifient, sans estomper son maquillage discret. « Il faut alors rassembler les morceaux, avant de les mettre dans les sacs. Et puis recommencer. » Comme tant de jeunes de sa génération, Flory dégage le sentiment d’une impressionnante résilience : « Ce qu’il faut maintenant, c’est travailler avec nos mouvements éducatifs à reconstruire la cohésion sociale. Le reste, on vit avec, c’est du passé… »
Dans ce pays tristement épinglé au classement des plus pauvres du globe, l’urgence n’est clairement pas à la guérison des âmes blessées. Récits d’assassinats, de viols, d’agressions, de pillages… Les plaies, souvent enfouies derrière l’impératif de survie qui régit le quotidien de l’immense majorité des Centrafricains, seraient de toute façon bien trop nombreuses à recenser. « Tout le monde a subi des chocs. Moi, j’ai vu en 2014 un homme se faire égorger par un Séléka. C’était un voisin, père de famille, qui revenait juste de son travail… », s’étrangle Jerry Ngaossende, étudiant en droit de 25 ans, chef d’une unité banguissoise de l’Ascca qui se rêve magistrat. « Comme jeunes, nous devons être des combattants de paix, pour que nos enfants ne revivent jamais ça… »
Une guérilla toujours active
Même chez les plus petits, le souvenir de la guerre est toujours embusqué. Le regard espiègle encadré d’un foulard jaune et vert – aux couleurs du scoutisme laïc en RCA –, Josué Grothe, 12 ans, est l’un des plus jeunes du camp interreligieux organisé, cette semaine-là, à Fontana. Il fait rapidement le calcul, de tête. Ajuste le décompte, sourcils froncés. Pendant la guerre, il avait donc « 3, 4 ans ». Et pourtant… « Évidemment que je me souviens ! Nous devions rester à la maison, et mon papa faisait des réserves de provisions : boules de manioc, pâte d’arachide… Après la guerre, le mur de la cour était plein de balles », martèle-t-il. Un peu plus tard, une de ses tantes, elle-même guide, complétera le récit fragmentaire : à la nuit tombée, les enfants devaient encore dormir sous une bâche. Lestée de sable, « pour protéger des tirs ».
La virulence des chocs endurés fait mesurer combien les chantiers engagés par les mouvements pour contribuer au retour de la paix, ici, relèvent d’une tâche de Sisyphe. Car si Bangui et sa province connaissent aujourd’hui une relative accalmie, l’État ne se relève pas du conflit et des pans entiers du territoire restent aux mains des groupes armés. Au-delà des agglomérations reconquises par les forces loyalistes, l’engrenage de la guérilla continue de défier le faible pouvoir central incarné, depuis 2016, par le président Faustin-Archange Touadéra, épaulé par ses alliés russes – soupçonnés par l’ONU de « crimes de guerre » – et rwandais.
La petite voiture grise, que conduit ce matin-là pied au plancher Luther Ouadda, secrétaire général de l’Ascca, soulève un nuage de poussière rouillée sur la piste banguissoise et longe soudain la paroisse catholique Notre-Dame de Fatima. « Le 1er mai 2018, des rebelles y ont assassiné en pleine messe le prêtre (le père Albert Toungoumale-Baba, NDLR) et quinze fidèles de l’assemblée. Parmi eux, il y avait la femme d’un ami. Elle s’appelait Chimène… », se souvient tristement le quadragénaire. Il se ressaisit : « Les scouts, formés à la gestion des crises, assuraient alors un service d’accueil à l’extérieur de l’église. Quand les assaillants se sont retirés, ils sont allés chercher la dépouille du curé. Ils l’ont amenée, à pied, jusqu’à la cathédrale de Bangui, à 4 km de là… » À l’évocation de ce carnage, Bienvenu s’en remémore un autre. Deux ans plus tôt, dans une paroisse limitrophe – Saint-Sauveur –, des scouts étaient chargés de vérifier les sacs des arrivants à l’entrée de l’édifice. Un homme arrive. Dans ses affaires, des grenades. « Les jeunes l’ont signalé au curé, à l’époque le père Marc Belikassa, qui a appelé aussitôt la Minusca pour les désamorcer. Ils ont sûrement évité un terrible attentat », souffle Chabeille. Car dans cet État fantôme tiraillé par la culture des armes, les scouts et guides de toutes confessions tentent d’œuvrer, inlassablement, pour la démobilisation.
Par la sensibilisation, d’abord. En ce début de saison des pluies, la prairie verdoyante du centre scout de Fontana est en pleine effervescence. Des jeunes en foulard y organisent un sketch en marge de l’inauguration officielle du site, dimanche 15 août, après quatre ans de rénovation. Ils se sont déguisés. D’un côté, un petit groupe arbore une kalachnikov factice. Le viseur, comme la gâchette, est barré d’un gros scotch rouge. De l’autre, des scouts en qamis, ces habits traditionnels dans la tradition islamique, brandissent des machettes aiguisées. Un spectateur de la saynète, jouée en sango – la langue nationale – mêlé de français, en raconte l’intrigue, figurant deux vendeurs de vêtements voisins. L’un est musulman, l’autre chrétien. « Quand le premier baisse ses prix, leur relation s’envenime. Il est tué, son corps transporté à la mosquée. Là, on veut le venger, et la tension monte entre les clans. Puis les belligérants découvrent qu’ils sont scouts… Ils déposent alors les armes et font la fête ensemble toute la nuit. » Tout autour, les jeunes – laïcs, catholiques, protestants, musulmans – rient à gorge déployée. Morale de l’histoire, singeant le dernier conflit : « Le scoutisme aide à transcender les antagonismes… »
À quelques mètres de là, le chef Freddy – un prénom d’emprunt choisi en hommage à un proche assassiné « après avoir commis des larcins » – s’est détaché du cérémonial de Fontana. La quarantaine tassée sous son chapeau quatre bosses, l’homme parle d’une voix basse, zieutant les alentours. Il ne s’en cache pourtant plus vraiment : il est un ancien milicien, engagé « au début de la formation des anti-balaka ». « Nous avions subi trop de choses de la part des Séléka, j’avais beaucoup de colère en moi. Alors j’ai pris les armes pour nous défendre, oui… » Mais avec force, il insiste : « Je n’ai jamais tué. Ce que j’ai fait était contraire aux valeurs du scoutisme, mais je veux travailler désormais pour la paix. »
Désarmer les corps et dépassionner les cœurs
L’écorché vif, dont on devine l’enfance cabossée au fil d’elliptiques confidences, a une carapace difficile à percer. Et une incontestable lucidité quant à l’ampleur du chemin qu’il reste encore à parcourir, pour désarmer les corps et dépassionner les cœurs. « Le pire, c’est avec les ex-enfants soldats. À l’époque [de la guerre], tu pouvais acheter des kalachnikovs pour quelques poignées de francs CFA sur les marchés. Forcément, ça continue à circuler. Et puis il y a tous ces jeunes qui se shootent au tramadol (puissant antalgique opioïde, NDLR) arrivé de RDC… Dans ces états, ce sont les plus dangereux. Impulsifs, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Comme de nombreux autres cadres des mouvements, Bienvenu en est intimement convaincu : dans ce pays où, selon l’ONU, près d’un enfant sur deux n’achève pas sa scolarité à l’école primaire, le scoutisme peut bel et bien représenter une alternative au désœuvrement de la jeunesse et à l’enrôlement dans les milices qui sévissent toujours activement dans l’arrière-pays. En ville comme en brousse, plusieurs jeunes corroborent son propos, évoquant fièrement un « copain ex-milicien », à qui ils ont parlé du scoutisme… et qui, pour certains, a fini par rejoindre leurs rangs. Sentiment d’appartenance à un groupe et attrait pour la discipline, ils y retrouvent un peu de ce qui forgeait leur passé embrigadé. Mais découvrent surtout de vrais repères constructifs, dans une société qui n’en a presque plus. Pêle-mêle : le travail de la terre, du bois, la solidarité, l’observance des principes scouts, la cuisine, le lavage du linge, et – pas des moindres – l’ouverture au dialogue interconfessionnel…
Ce dernier est en effet une clé de voûte des efforts de pacification, alors que le pouvoir avait cherché à instrumentaliser le dernier conflit aux racines ethniques et commerciales en le revêtant d’un vernis exclusivement religieux. « Il est absolument vital ! confirme par téléphone le cardinal Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui, l’un de ses plus ardents promoteurs aujourd’hui. Les scouts sont une pépinière de grâces ici. Ils sont pleins d’enthousiasme, de joie, et leur énergie doit être canalisée pour qu’ils prennent leurs responsabilités dans l’Église, et continuent à œuvrer justement pour la réconciliation. »
Le mouvement naissant des scoutes musulmanes
Là-dessus, une scène a marqué les esprits. C’était en novembre 2015, en marge de la visite historique du pape François dans le pays. Mobilisés dans les équipes d’encadrement de l’événement, des scouts catholiques avaient invité leurs camarades musulmans et protestants à franchir, avec eux, la « Porte sainte » de la cathédrale de Bangui. Sur le terrain, l’élan de la visite papale se poursuit aujourd’hui. Au cœur du 8e arrondissement, le chef Abdoul Wadjidou, responsable des Scouts musulmans de RCA, a rassemblé une vingtaine de jeunes dans l’enceinte défraîchie de la mosquée Combattant. Pour accueillir cet après-midi-là une visite des scouts catholiques, le petit groupe a prévu une animation, dont Abdoul donne le coup d’envoi. « Qu’est-ce que la paix en RCA ? », tonne-t-il, tandis que l’un ou l’autre s’avance pour déclamer un vers en prose : « Paix, si ta nation te rejette, sache que nous te cherchons ! »
Fait notable, il y a, dans leurs rangs, une brochette de filles en tuniques amples et aux visages voilés. Ici, on réfute l’appellation de « guides », lui préférant celle de « scoutes musulmanes ». Leur mouvement est juste naissant. Hadiya, 19 ans, est l’une de ces pionnières. Quelque chose dans son regard, quasi imperceptible, la classe à part. Une once de détermination, ou peut-être un brin de provocation. « Dimanche, j’ai accompagné à sa demande une amie chrétienne à la messe. » Sa voix est douce, réfléchie. « Après ce que nous avons traversé, il faut être très fort pour pardonner. Mais c’est indispensable pour rendre l’avenir moins sombre… »
La tentation de la rancune, Hadiya aurait pourtant eu bien des raisons d’y céder. Au début du conflit, les anti-balaka étaient venus chez elle. Ils avaient pillé, retourné la maison familiale. Par sécurité, ils fuient en RDC où ils restent près d’un an dans un camp de déplacés. À son retour à Bangui, l’adolescente a grandi. Envie de s’engager. Avec l’intercession d’un frère scout, Hadiya convainc ses parents de la laisser rejoindre, à son tour, le mouvement. « Ma famille apprécie le scoutisme. Elle dit que ça nous aide à changer de caractère, à mieux vivre ensemble, à nous rendre plus douces. »
Pour elle, comme pour les autres musulmanes, le guidisme incarne « un grand pas » vers l’émancipation féminine. Depuis son échoppe du PK5, l’un des quartiers les plus dangereux de la capitale, l’imam Ahmat Deleris, vice-président de la Communauté islamique de Centrafrique (Cica) et membre de la plateforme des confessions religieuses du pays – portée notamment par le cardinal Nzapalainga, dont il est proche – soutient assidûment cette dynamique. Au milieu du bric-à-brac ambiant, l’homme aux allures de grand sage sourit aux trois scoutes venues le saluer. Avant de les invectiver, en mi-sango mi-français : « Je compte sur vous pour dire à vos pères, à vos frères, combien le scoutisme est important… Rien ni personne ne peut vous faire arrêter ! »
Des paroles qui se libèrent
L’été dernier, six d’entre elles avaient encore participé avec des chrétiennes à un « camp du vivre ensemble », à Fontana. Il avait fallu, en amont, briser des résistances intestines. Sûrement par peur qu’elles n’y soient converties, « les parents ne les avaient autorisées à venir au début que le jour, raconte la commissaire Flory. Un chauffeur les amenait le matin, les ramenait le soir. Mais à force de décrire nos activités, certaines ont réussi à les convaincre de rester camper avec nous la nuit. » Elle sourit. « C’était une très belle victoire. » Entre elles, les guides de toutes religions semblent avoir une parole très libérée. Une soupape inestimable, à l’heure où les faits de harcèlements sexuels et de viols, endémiques, harassent toujours la Centrafrique. Bonnet coloré et démarche chaloupée, la cheftaine catholique Pélagie Ngole assure avoir encore « vu une victime la semaine passée, dans la province de Bambari », à 400 kilomètres au nord-est de Bangui. « Elle était avec un petit enfant. Je lui donnais à peine quinze ans… » Près de deux guides désossant à la main des poulets, la juriste de formation supervise l’intendance d’un déjeuner à Fontana. « Je lui ai dit que je la trouvais jeune pour être mère, soupire-t-elle. Elle m’a raconté son histoire. Violée dans la brousse, par un rebelle. Enceinte après… “Qu’aurais-tu voulu que je fasse ?” m’a-t-elle demandé. » Haussement d’épaules impuissant.
Un espoir, soudain. « La sexualité n’est pas taboue en RCA, et les femmes commencent à prendre leurs droits. Mais le regard des hommes doit changer, et le scoutisme peut y aider », assène encore la commissaire en charge du programme éducatif de l’ANGC. Quelques jours plus tôt, elle animait justement à Fontana un temps d’échange mixte sur le sujet. À l’origine du débat, le témoignage d’une guide racontant avoir été « fessée » après avoir refusé les avances d’un jeune de sa paroisse. Un scout réagit alors : « Mais ça peut être dur, aussi, pour nous, de se retenir… » Intérieurement, Pélagie bouillonne. « Je lui ai dit qu’il fallait apprendre à se dominer, même pendant la puberté. Que le sexe non contrôlé pouvait apporter la mort, les MST. Que quand on aime, il faut avoir le sens des responsabilités. » Souvent absents des écoles – qui se cantonnent, faute de moyens, à l’apprentissage des notions élémentaires –, ces enseignements moraux et civiques, dispensés un peu tous azimuts, occupent désormais une place centrale dans les sessions de formation des responsables scouts centrafricains.
Des « héros » paradoxalement empêchés
Ville de Sibut, à 180 kilomètres au nord-est de Bangui. Leurs visages concentrés dans des salles de classe aux tableaux d’écoliers blanchis de craie, des dizaines de futurs chefs de l’Ascca planchent ainsi, ce matin, sur un module de « reconnaissance des signes de malnutrition ». En la matière, les besoins sont criants. Pour arriver jusque-là, il aura en effet fallu faire quatre heures de route à la croisée de villages peuls et paysans hantés de ces clichés, si tristement célèbres, d’enfants aux bras faméliques et aux ventres gonflés. « Dans un système de services publics défectueux, nos mouvements ont une vraie responsabilité dans le domaine de la santé, confirme un formateur de Sibut. Par exemple, l’Unicef nous a décrétés “héros de la vaccination” pour notre aide dans la lutte contre la polio… Nous allions voir les familles pour leur dire de se faire vacciner, de ne pas croire ceux disant que c’était dangereux. » Quand, en août 2018, des soupçons d’épidémie d’Ebola avaient gagné une zone frontalière de la RDC gravement touchée, des scouts avaient encore été déployés, en première ligne, pour évaluer les risques de propagation.
Les paroles du chant « pourquoi la guerre » sont inscrites à la craie sur le tableau d’une salle de classe de l’école de Fontana, un village situé à une vingtaine de kilomètres de Bangui, la capitale centrafricaine et où les scouts ont établi leur camp. / Barbara Debout pour la Croix L’hebdo
Le grand paradoxe du scoutisme tient peut-être à cela en RCA, celui de voir des jeunes capables d’accomplir des actions sans commune envergure, mais buter sur d’autres chantiers souvent davantage acquis en Occident. Renforcement du dialogue parfois traversé de tensions entre les mouvements, accession à l’autonomie financière – les inscrits payant souvent des cotisations insuffisantes pour couvrir les frais des associations –, prise d’initiative pour organiser des activités ludiques… Au-delà de ces défis internes, la situation du scoutisme demeure malgré tout fragile, car principalement tributaire de l’épineux contexte sécuritaire. Et pas question, sur le sujet, de verser dans l’angélisme. Tous le savent, devant le canon d’une arme à feu, l’armada de bannières, de foulards, d’écussons et d’étendards ne pourra résister bien longtemps. « Or de nombreux indicateurs sont au rouge. Avec l’actuelle pénurie d’essence, les dettes impayées, la colère sociale monte. Habitués à survivre, les gens sont très résilients, mais ça risque à nouveau d’exploser… », appuie un observateur, non sans saluer au passage « l’éthique » des scouts locaux. Et de fustiger encore : « Engagé dans une fuite en avant, le président Touadéra a pactisé avec le diable en s’alliant avec les paramilitaires russes de la société Wagner, coupables d’horribles exactions. »
En RCA, une galaxie de mouvements scouts
► L’Association des scouts catholiques centrafricains (Ascca)
Principale association de scoutisme en RCA, elle revendique entre 10 000 et 12 000 membres, dans les neuf diocèses du pays. Elle essaie activement de réintégrer la structure faîtière de l’Organisation mondiale du mouvement scout (OMMS), dont elle a été bannie
en 1999 pour non-paiement de cotisations et carences dans ses formations. Fin août, son commissaire général, Bienvenu Denghou-Yanda, est allé faire valoir les nombreuses améliorations engagées dans ce dernier domaine à la 18e conférence du scoutisme africain organisée à Nairobi (Kenya). Il a bon espoir que cela aboutisse.
► L’Association nationale des guides de Centrafrique (ANGC)
Très active aussi, elle compterait plus de 10 700 guides à travers le pays, selon sa commissaire générale, Flory Nzapagaza. Catholique avec des statuts ouverts au dialogue interconfessionnel, l’ANGC est membre depuis 2005 de l’Association mondiale des guides et des éclaireuses (AMGE).
► Les scouts musulmans de Centrafrique
Le mouvement compterait aujourd’hui près de 300 jeunes, « contre 500 avant la guerre », estime son commissaire général, Abdoul Wadjidou. Depuis quelques mois, des « scoutes musulmanes » (une trentaine à Bangui) ont rejoint le mouvement, lors d’activités mixtes pour l’instant. Leur branche est encore en cours de structuration. Les autres confessions ont aussi leurs mouvements, dont notamment l’association des scouts et guides de Kibango (« aconfessionnelle »), les scouts du christianisme prophétique en Afrique (protestants), les scouts de Centrafrique (laïcs). Leurs effectifs demeurent difficiles à mesurer.
Sensible, une question suscite ainsi parfois la moue : dans ce pays gangrené par la corruption et les jeux de pouvoir au sommet, les mouvements sont-ils politisés ? Le 22 février, pour la Journée mondiale du scoutisme, un gigantesque défilé interconfessionnel avait paradé devant de nombreux officiels, dont le couple présidentiel. « C’était un événement pour réaffirmer devant tous notre vocation à construire la paix. Mais comme associations, nous respectons la neutralité et n’appelons pas à soutenir un candidat », affirme Chabeille. De fait, il y a dans leurs rangs des « pro » et des « anti » Touadéra. Mais c’est peut-être encore la cheftaine Pélagie qui résume le mieux le sentiment dominant. « Tout ce qu’on veut, c’est que la situation sécuritaire nous permette de poursuivre nos actions éducatives. Est-ce qu’on serait sinon capable de traverser un conflit plus violent que les précédents ? » À Fontana, le déjeuner s’est achevé et Pélagie a regagné l’ombre d’une tente blanche, sous laquelle s’aventure, bravache, une horde de poules qu’elle disperse d’un coup de pied. « Moi, j’aimerais y croire… » La voix s’éteint. « Mais dans ce pays, je remercie chaque soir Dieu d’être toujours en vie. »