Le 2 février, la Cour pénale spéciale (CPS) doit entendre les parties sur les demandes de réparations par les victimes, dans le premier procès conclu par ce tribunal hybride, soutenu par l’Onu et basé à Bangui. Mais les obstacles légaux, procéduraux et financiers ne sont pas réglés.
Ce 27 janvier, en République centrafricaine, les juges de la Cour pénale spéciale (CPS) ouvraient une audience qu’ils avaient suspendue une semaine auparavant. Les débats devaient permettre aux parties d’examiner le mémoire en réparations présenté par le conseil des victimes, Me André Olivier Manguereka. Il s’agit de la suite de la première affaire jugée par la CPS, où elle a condamné, le 31 octobre, Adoum Issa Sallet, Ousmane Yaouba et Tahir, trois membres du groupe armé « 3R » qui sévit encore au nord-ouest du pays, pour des crimes commis dans les villages de Koundjili et Lemouna, le 21 mai 2019.
A l’audience précédente du 20 janvier, l’avocat des parties civiles avait demandé un « sursis à statuer », c’est-à-dire un report avant de se prononcer sur les dommages et intérêts, expliquant qu’« il faudrait que la chambre d’appel puisse statuer sur le recours des avocats de la défense qui ont fait appel du jugement ».
Me Manguereka avait rappelé la déception des victimes centrafricaines dans l’affaire Jean-Pierre Bemba, jugée par la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye pour des crimes commis en Centrafrique il y a vingt ans, et qui s’était soldée en 2018 par un acquittement en appel, deux ans après une condamnation en première instance. « C’est pour la sécurité judiciaire [des victimes] que nous avons demandé le sursis à statuer », expliquait-il.
« La Cour pénale spéciale n’est pas la Cour pénale internationale. Elle a ses règles et ses textes même si ces deux juridictions sont complémentaires – et on ne juge pas les affaires Bemba ici », lui avait répondu Alain Tolmo, substitut national du procureur de la CPS, parlant de « démarche fantaisiste et dilatoire ».
Le 27 janvier, les parties civiles ont d’abord retiré leur demande de report. Mais la défense des condamnés, elle, n’a pas changé pas de position. Elle estime que le temps n’est pas venu de traiter cette action en réparation puisqu’elle a fait appel du jugement en première instance. « Monsieur le président, jusqu’à preuve du contraire, mon client bénéficie de la présomption d’innocence et de ce fait, il n’y a pas de raison d’aller vers les intérêts civils », a plaidé l’un des avocats.
Le substitut du procureur Alexandre Tingano s’est à nouveau opposé à ce report. Déboutés de leur demande par la cour, les avocats de la défense ont alors sollicité un renvoi d’une semaine afin d’examiner davantage le mémoire de la partie civile. C’est ainsi que rendez-vous a été pris au 2 février.
PLUS DE 2 MILLIONS D’EUROS DEMANDÉS PAR LES VICTIMES
Me Manguereka s’est rendu mi-décembre à Koundjili et Lemouna, à la rencontre des victimes. Objectif : collecter les pièces et documents nécessaires en vue de leur demande en réparation. Et recueillir aussi les attentes réelles des victimes.
Il a précisé à la cour que les parties civiles estiment à 1,38 milliards de francs CFA (environ 2,1 millions d’euros) les réparations collectives et individuelles aux victimes. Ces dernières sont une quarantaine à s’être constituées parties civiles dans ce dossier. Sa consoeur Claudine Bagaza avait déjà versé au dossier la première mouture de leurs demandes. Dans ce document, déposé début janvier par Me Bagaza pour éviter un dépassement des délais légaux, les avocats demandent une somme de 30 millions de francs CFA (environ 45 000 euros) pour chaque veuve, 20 millions pour chaque orphelin, 60 à 600 millions pour les femmes violées, ainsi que la construction d’infrastructures sociales de base, écoles et hôpitaux, en guise de réparation.
Me Manguereka s’est référé à des ressources extérieures pour alimenter un fonds de réparations, mais sans préciser ces ressources. Il est cependant convaincu qu’au regard du règlement de procédure de la CPS, il existe un mécanisme de financement des réparations, étant donné que les condamnés sont indigents.
QUEL CADRE LÉGAL POUR LES RÉPARATIONS ?
Si les victimes fondent beaucoup leur espoir sur les réparations, cette question demeure problématique. La CPS se fonde sur le Règlement de procédure et de preuve pour statuer sur les réparations. Le problème est que l’État n’est pas prêt à les financer et les partenaires de la CPS ne veulent pas prendre cette responsabilité légale.
« Je suis aussi déçu qu’il y ait encore des tergiversations autour de la réparation mais c’est une question de droit et de procédure. Il faut attendre. Dans tous les cas, cela ne ramènera pas en vie les personnes que nous avons perdues », dit une victime qui requiert l’anonymat et a vu son frère exécuté par les éléments de 3R à Koundjili.
Certains partenaires de cette juridiction hybride sont conscients de ce problème et de la difficulté juridique du financement des réparations. Ils soulignent une absence de cadre légal pour traiter les intérêts civils. La loi créant la cour pénale spéciale en 2015, ainsi que celle renouvelant son mandat adoptée fin décembre 2022, n’ont pas apporté de réponse claire au problème.
« Comment la réparation va-t-elle être exécutée et par qui ? La réparation à la rwandaise ? » interroge sous couvert d’anonymat un observateur des droits de l’homme, en faisant référence à une réparation où, par exemple, les condamnés travaillent pour réparer les maisons des victimes, sans être rémunérés. « Mais cela a suscité beaucoup de problèmes et été critiqué en son temps par la communauté internationale. On a prononcé une condamnation à la réclusion criminelle mais ce ne sont pas les seigneurs de guerre dont on pourrait saisir les biens. L’État ne peut pas constituer une caisse de réparation et les partenaires [à l’Onu] ne vont pas faire de la réparation individuelle », dit-il.
« Il faut travailler pour avoir un cadre juridique et légal de la réparation », concède un autre magistrat centrafricain sous couvert d’anonymat. « S’il existe, c’est par là que le juge peut prononcer une décision pour dire que tel est condamné pour tel crime commis contre x et comment on va procéder à la réparation. La question de la réparation n’est pas une question de dommages et intérêts devant un tribunal de droit commun, même s’il est écrit qu’en l’absence de disposition réglementaire ou juridique on doit avoir recours au droit français. Mais la réalité centrafricaine n’est pas forcément la réalité française. Le contexte n’est pas le même. »
QUI FINANCE ?
A la CPS, on reconnaît cette difficulté de ne pas avoir de fonds au profit des victimes. Les contours et procédures pour une levée de fonds demeurant flous, la Cour spéciale en a appelé à la réflexion des sociologues, juristes et anthropologues pour aider le législateur à créer un cadre qui sied. « La loi portant création de la cour pénale spéciale a éludé la question de réparation des victimes. Le législateur a manqué l’occasion de corriger les tares constatées dans la loi. Je pense que les partenaires ne sont pas prêts à financer l’indemnisation et la grande déception sera pour les victimes. Dans ce cas, il revient aux juges de créer une jurisprudence car ni l’État, encore moins les partenaires, ne sont engagés comme c’est le cas en Côte d’Ivoire. C’est une véritable préoccupation si nous voulons que la cour spéciale soit différente des juridictions ordinaires du pays », estime Honoré Malembeti, un étudiant en droit à l’université de Bangui. Avant d’ajouter que « ce péché originel va poursuivre la CPS ».
Me Jean-Louis Opalagna, avocat au barreau de Centrafrique, se souvient avoir soulevé le problème en son temps. « Nous avons posé le problème des réparations dans le débat mettant en place la Cour spéciale. La tradition ici veut un fonds fiduciaire pour une réparation pécuniaire, ce qui n’est pas le cas en ce moment », déplore cet ancien président de la commission Textes et lois au Conseil national de transition, où a été rédigée la loi portant création de la CPS.
Dans un contexte où la CPS n’est financée qu’à moitié de son budget, seule la dotation des États-Unis (6 millions de dollars sur 2021-2022) intègre explicitement, selon nos informations, une ligne de 37.000 dollars utilisable pour des réparations. En l’absence, à ce jour, d’un fonds spécifique, statuer sur des réparations et octroyer une indemnisation financière semble donc hors de portée de la CPS.
LE RÔLE POSSIBLE DE FONDS EXTÉRIEURS
La réparation est une préoccupation que la CPS partage avec d’autres mécanismes comme les tribunaux ordinaires centrafricains et la Commission vérité, justice, réparation et réconciliation – tout aussi sous-financés –, mais aussi avec le Fonds au profit des victimes de la CPI et d’autres acteurs, comme le Global Survival Fund, qui disposent eux de moyens. Selon nos sources, les partenaires onusiens de la CPS tentent d’inciter les magistrats et la société civile à aller dans le sens de réparations collectives ou symboliques plutôt que financières.
Interrogé par Justice Info, Bertin Bishikwabo, chargé de programme au Fonds pour les victimes de la CPI, y est favorable. « Pourquoi ne pas être partie à des réparations de la CPS si les juges le mentionnent dans leur jugement au civil ? Mais à notre niveau, on doit l’intégrer. La difficulté, c’est que l’approbation du budget ne peut se faire qu’une fois l’an à l’Assemblée des États-parties [à la CPI]. Nous sommes flexibles dans le mandat extra-judiciaire, c’est nous qui décidons. Mais idéalement, il faudrait une collaboration directe des juges de la CPS et de la CPI. »
De son côté, Antoine Stomboli, coordonnateur pour la Centrafrique du Global Survivor Fund, un fonds lancé fin 2019 par les Prix Nobel Denis Mukwege et Nadia Murad, se dit également favorable à une participation – restreinte aux réparations de violences basées sur le genre, dans le cadre de son mandat – aux réparations prononcées par la Cour pénale spéciale.