Le 30 décembre 2022, la Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR) a présenté au président centrafricain son rapport d’activités, plus d’un an et demi après sa mise en place. Mais le compte-rendu succinct des actions menées expose surtout ses profondes carences. Et suscite la frustration chez les victimes et les militants des droits de l’homme.
« Rencontres avec des autorités de la République, formation des commissaires, voyages, partages d’expériences, recrutement de certains experts ou encore sensibilisation sur les rôles et attributions de la CVJRR » – la Commission vérité, justice, réparation et réconciliation officiellement inaugurée en République centrafricaine en juillet 2021 : voici les principales activités énumérées dans le premier rapport annuel de cet organe devant accompagner le processus de justice transitionnelle en République centrafricaine (RCA). La CVJRR a été créée en 2020, en parallèle à la Cour pénale spéciale (CPS), tribunal hybride composé de juges nationaux et internationaux chargé de juger des crimes graves commis en Centrafrique depuis 2003. La commission doit notamment établir la vérité, rétablir la dignité des victimes et faciliter la réconciliation nationale. Mais un an et sept mois après la prestation de serment de ses onze commissaires, elle peine à prendre son envol et à assumer ses missions.
« Ce n’est pas ce qu’on attend d’eux ! », s’écrie Evrard Bondadé, secrétaire général de l’Observatoire centrafricain des droits de l’homme, une ONG. « Les séminaires, les voyages d’immersion au Rwanda, en Afrique du Sud… on veut [plutôt] voir les commissaires sur le terrain, auditionner les victimes et les bourreaux et proposer des réparations », poursuit-il. « Aujourd’hui, il n’y a pas de message clé. Les choses pataugent. La Commission se cherche partout comme si elle était un parent pauvre. »
Manque de moyens
Bondadé n’ignore pas les difficultés auxquelles est confrontée la commission vérité. « La CVJRR ne dispose pas de partenaires techniques et financiers. Il n’y a pas de donateurs, y compris le gouvernement. S’il n’y a pas de moyens financiers, c’est normal que les choses traînent. C’est pourquoi la CVJRR peine à se démarquer », dit-il.
Cette difficulté financière est également citée dans le rapport de la Commission. Le document ne mentionne pourtant aucun chiffre. Pas de budget, pas une ligne sur les dépenses effectuées jusque-là, ni sur les projections. Dans ses recommandations, la CVJRR demande « l’allocation d’un budget conséquent », mais elle ne donne pas d’estimation. L’année dernière, un budget forfaitaire de 200 millions de francs CFA (environ 300,000 euros) avait été attribué à la CVJRR. Combien estime-t-elle avoir besoin pour l’année en cours ? « Entre 900 millions et 1 milliard » de francs CFA (entre 1,4 et 1,5 millions d’euros), répond Serge Hubert Bangui, premier vice-président de la Commission, dans un entretien à Justice Info. La loi de finances 2023 est entrée en vigueur, mais Bangui n’a aucune idée de la part qui y est réservée pour son institution. « Mais nous sommes en train de finaliser un plan opérationnel qui sera présenté d’ici peu, mars ou avril. Dans ce programme, nous allons structurer et chiffrer les activités à mener », ajoute-t-il. Ce programme, selon lui, sera l’occasion de lever des fonds auprès de partenaires.
Manque de visibilité
Même les véhicules pour le déplacement des commissaires à l’intérieur du pays manquent. « La CVJRR n’a même pas de visibilité ! » s'exclame Bondadé. « Avant de commencer sa mission proprement dite, la Commission doit faire parler d’elle, parcourir les vingt préfectures de la RCA, sensibiliser la population sur ce qu’elle est appelée à faire pour ne pas que les gens soient surpris plus tard. Il faut qu’elle prépare la population à l’accompagner dans ses missions. Mais la CVJRR ne peut pas aujourd’hui faire toutes ces missions précurseures parce qu’elle manque de moyens logistiques », lâche désespérément le militant des droits de l’homme.
Selon le rapport de la CVJRR, seules deux actions de sensibilisation ont été organisées. La première s’est opérée avec l’appui de la Minusca, la mission des Nations-unies en République centrafricaine, dans vingt-trois localités, sans donner de précisions. Elle aurait touché 955 personnes, selon la CVJRR. La deuxième a eu lieu dans sept villes : Boali, Bossangoa, Bambari, Birao, Obo, Paoua et Ndélé, en collaboration avec le Centre pour le dialogue humanitaire, une ONG suisse. A travers des émissions radiophoniques, la CVJRR estime avoir touché plus de 73 000 personnes.
Siège provisoire
« Après la prestation de serment, nous nous sommes rendus compte qu’on est à la rue », expliquait Marie-Edith Douzima, présidente de la CVJRR, fin 2021 sur Radio Ndeke Luka, principale radio du pays. Elle disait avoir identifié deux immeubles à Bangui, la capitale centrafricaine, et proposé aux autorités de mettre l’un de ces bâtiments à la disposition de la Commission. La situation est restée sans changement jusqu’en juillet 2022, quand la CVJRR a décidé de louer un siège provisoire.
Ce bâtiment, équipé par le Programme des Nations-unies pour le développement, est loué un million de francs CFA (1500 euros) par mois, alors qu’il n’offre pas tout le confort souhaité, selon des entretiens auprès des commissaires. « Le loyer est payé sur le budget de la CVJRR », précise Serge Hubert Bangui, qui indique qu’un loyer d’un an a été payé à l’avance.
Ni décret d’application, ni règlement intérieur
L’acte qui garantit l’existence de la CVJRR est la loi du 7 avril 2020, portant sur sa création, son organisation et son fonctionnement. Pourtant, le décret d’application de cette loi n’est toujours pas publié, alors qu’un projet de décret avait été déposé au ministère de l’Action humanitaire juste après la prestation de serment des commissaires, pour transmission au président de la République. Il est resté lettre morte.
La loi de 2020 ordonnait aussi à la Commission d’élaborer un règlement intérieur et de le soumettre à la primature. Celle-ci l’a validé et envoyé à la Cour constitutionnelle. Il s’y trouve toujours. Selon les informations recueillies par Justice Info, la Cour constitutionnelle ne peut pas examiner le règlement intérieur de la CVJRR si le décret d’application de la loi n’est pas passé. « A ce niveau-là, je dis qu’il y a un manque de volonté politique », lâche Bondadé. « Pourquoi un simple règlement intérieur d’une commission qui doit travailler pour des besoins urgents traîne encore dans les tiroirs ? Ça ne devrait même pas tarder. Ce sont des blocages inutiles et la Commission ne fait que tourner en rond. Nous appelons ceux qui sont habilités à traiter cette affaire-là de la vider le plus rapidement possible et de donner l’occasion à la CVJRR de faire son travail. Parce que les Centrafricains attendent beaucoup de cette commission. On a remarqué que tout ne pouvait pas être réglé par la justice classique. Nous attendons que les gens nous disent la vérité sur ce que nous avons vécu depuis la nuit des temps… et pourquoi ça traîne. Y a-t-il une complicité quelque part ? », s’interroge le militant.
De très faibles avancées
« Les perspectives sont larges, non délimitées dans le temps et non budgétisées », déplore Landry Makokpala, un membre de la plateforme qui rassemble toutes les associations et réseaux de victimes. « Quand la CVJRR va-t-elle organiser une audience pour qu’on vienne témoigner et que ceux qui nous ont fait du mal puissent donner les raisons qui les ont motivés ? » s’interroge une victime qui a minutieusement parcouru le premier rapport de la commission.
Dans son rapport, la CVJRR prévoit, sans donner de délai, le développement et l’adoption de politiques administratives et financières en vue de mobiliser des fonds, l’installation des antennes-relais dans les vingt préfectures, l’élaboration des fiches de déposition des témoins et victimes, le recrutement du personnel d’appui et des experts, l’audition des témoins et l’organisation des audiences.
En décembre dernier, les antennes ont été mises en place dans six villes - Bambari, Bossangoa, Berberati, Obo, Birao et Ndélé. Mais « nous sommes loin de réunir les conditions d’une audience », reconnaît le premier vice-président de la Commission. « C’est une situation sensible, parce que nous devons protéger ceux qui viendront témoigner. La complexité de la chose, c’est que nous sommes dans une situation où des bourreaux sont encore puissants. Nous devons d’abord mettre en place l’unité de protection des victimes et des témoins. Mais une première audience, je pense que ça peut être possible à la fin de l’année », espère-t-il.
La CVJRR prévoit la réception des plaintes de la part des victimes ou l’auto-saisine. Mais jusqu’à ce jour, elle n’a reçu aucune plainte et ne s’est pas encore intéressée à une affaire spécifique. La compétence temporelle de cet instrument de justice transitionnelle est pourtant vaste, puisque la CVJRR est appelée à établir la vérité sur tous les événements qui se sont produits en République centrafricaine depuis le 29 mars 1959, date de la disparition de Barthélémy Boganda, président fondateur du pays, jusqu’en 2019…
En attendant, le mandat des commissaires s’égrène. Ils ont encore officiellement deux ans et demi pour relever leur défi.